Comment aller plus loin qu’une « perpétuité aggravée » ? Les termes de la justice turque sont particulièrement absurdes. Un peu comme si un curé évoquait une « éternité augmentée »: cela n’aurait pas davantage de sens. Depuis 2016, l’écrivain et journaliste Ahmet Altan croupit en prison. Sans qu’aucune preuve n’ait pu être retenue contre lui, il a d’abord été condamné à cette peine perpétuelle pour avoir, prétendent en résumé les autorités, participé au putsch du 15 juillet 2016. Sachant, comme il le révèle dans son livre dont la traduction française vient de paraître aux éditions Actes Sud, qu’il avait d’abord été arrêté chez lui à l’aube au motif d’avoir fait passer un « message subliminal » visant à encourager le renversement du gouvernement. « Si seulement, lui a dit le juge plus tard, vous aviez continué à écrire des romans au lieu de vous mêler de politique… ».
Bref, Ahmet Altan a fait partie de la gigantesque purge, déclenchée en 2016 par le pouvoir en place. Des milliers de gens, y compris des militaires de haut rang, y compris des juges, se sont retrouvés en prison. La main de fer du président Erdogan (qui a lui même fait quelques mois de prison en 1998) s’est abattue sur un pays dont il n’est pas conseillé de critiquer la gouvernance.
Avec « Je ne reverrai plus le monde », Ahmet Altan n’a pas produit un livre politique. Son ouvrage est surtout une vaste interrogation face à la notion d’enfermement, à perpétuité qui plus est. Si la punition se confirme, elle lui interdira les grands et petits bonheurs du quotidien des hommes relativement libres.
Il raconte son arrestation bien sûr mais très vite, il en vient à se demander comment survivre, comment s’abstraire de l’incarcération grâce à ses ressources mentales. Il comprend mieux entre quatre murs ce qu’avait voulu dire Newton qui avait théorisé sur le « temps absolu ». Et comment, privé de montre, il lui fallait trouver un moyen de le reconstituer. Et aussi en quoi, la faculté d’oublier représente « l’une des plus grandes libertés » de l’être humain.
S’y ajoute pour lui le pouvoir d’écrire. Un « refuge » qui lui permet également de faire en sorte « que le monde se souvienne » de lui. Écrivain il s’évade, il parcourt « le monde depuis une cellule de prison ». Il reprend à son compte la sentence du philosophe grec Zénon d’Élée professant qu’un « objet en mouvement n’est ni là où il est, ni là où il n’est pas ». La nuit il s’en va visiter, au nez et à la barbe de ses gardiens, les « îles de Thaïlande, les hôtels de Londres, les canaux d’Amsterdam, le labyrinthe des nuits de Paris, les restaurants d’Istanbul au bord du Bosphore, les squares de New York entre ses larges avenues, les fjords de Norvège, les villages engloutis sous la neige au bout des pistes de l’Alaska ». Comme tous les écrivains conclut-il, il a un « pouvoir magique », il passe « sans encombres les murailles » tel Monsieur Dutilleul, le héros d’une nouvelle de Marcel Aymé.
La Turquie embastille massivement ses concitoyens. La fille de l’auteur a été enfermée, tout comme son frère. Auparavant, le père de Ahmet Altan, le député Çetin Altan, avait déjà été condamné à quelque 2000 années de prison. Une quantité qui permet de mieux comprendre la consternante notion de « perpétuité aggravée » frappant, en l’occurrence, un intellectuel, journaliste et auteur de livres à succès. Ahmet Altan a actuellement 69 ans. Si l’on suit bien la jurisprudence ayant frappé son père, il aurait en théorie, encore 1931 années à vivre dans l’étouffoir de sa cellule.
PHB
« Je ne reverrai plus jamais le monde », textes de prison. Ahmet Altan. Actes Sud, septembre 2019, 18,5à euros.
On l’enferm Mais on autorise la publication de son livre ? Y compris en Turquie ?
Le livre n’a pas publié en Turquie!