Après avoir rendu hommage, avec son très remarqué “Bovary” (1), à la grande héroïne romantique et tragique de la littérature française, le comédien, metteur en scène et dramaturge portugais Tiago Rodrigues se confronte aujourd’hui, avec “The way she dies”, à une autre grande figure de la littérature, russe cette fois-ci, et tout aussi transgressive : Anna Karénine. Pièce à quatre voix écrite pour le collectif flamand tgSTAN en français, portugais et néerlandais, “The way she dies” nous évoque avec une infinie poésie la puissance des fantômes de la littérature.
Fidèles aux caractéristiques chères au collectif anversois déjà évoquées à plusieurs reprises dans Les Soirées de Paris (2), les quatre comédiens sont déjà sur scène lorsque le public s’installe dans la salle, annihilant, comme toujours, le quatrième mur. Un décor unique des plus sobres avec un élégant confident, ce double fauteuil en forme de S aujourd’hui disparu de nos intérieurs permettant à deux personnes de discuter sans avoir à tourner la tête, des changements à vue… tous les ingrédients familiers sont là. Et puis, sur le mur du fond, un écran bleu où seront projetés les sous-titres.
Un homme et une femme immobiles au milieu du plateau. Les deux autres, restés au fond, suivent la scène dans l’ombre. Elle, hiératique dans une magnifique robe du soir rouge à volants et traîne, lui fait part de son désamour. “Je vais te dire ce que je ne ressens plus quand je suis avec toi.” Elle égrène alors d’une voix profondément calme les sentiments disparus. Le texte, terrible, est sans appel. “Je ne ressens plus de fierté quand je te vois, la fierté de savoir que ton amour est mon seul bien véritable, et que quand tout va mal, c’est cet amour qui me tient debout. Je ne sais plus pourquoi tu es dans la même pièce que moi.” Alors que sa femme l’abandonne pour un autre homme, lui, ne peut s’empêcher de lire et relire indéfiniment “Anna Karénine”.
À travers la lecture du roman de Tolstoï qui fascinait tant sa défunte mère, il cherche à comprendre comment, alors qu’il était enfant, celle-ci a pu quitter son père pour un autre homme et le rôle joué par le livre dans cette rupture. “Le seul héritage que tu m’as laissé a été ce livre. La seule chose qui m’appartient véritablement pèse 490 grammes. Le reste ne m’appartient pas. Ce sont des choses qui se trouvent dans le même temps et le même espace que moi. Elles ne m’appartiennent pas comme ce livre. Les autres livres sont sur l’étagère comme des briques dans un mur. Ce sont des choses. Ce livre n’est pas une chose. C’est quelqu’un.”
Jolente de Keersmaeker et Frank Vercruyssen incarnent ce premier couple, auquel s’ajoute l’amant, et s’expriment tantôt en néerlandais, leur langue natale, tantôt en français, celle de l’aristocratie russe à laquelle appartenait Anna Karénine.
Un autre couple, joué par Isabel Abreu et Pedro Gil, vit, en parallèle, ce même moment de l’infidélité et de la séparation. Elle, portugaise, s’applique à perfectionner son français à travers la lecture d’une traduction du roman de Tolstoï qu’elle affectionne tant. Son amour de la langue française va la rapprocher d’un autre homme et l’éloigner de son mari. Les personnages s’expriment là en portugais et en français, et le trio d’Anna Karénine se reforme à nouveau : Anna, Alexis Karénine, l’époux délaissé, et Vronski, l’amant par lequel le malheur arrive. Deux comédiennes et deux comédiens pour interpréter deux trios amoureux. Frank Vercruyssen et Pedro Gil interprètent ainsi chacun le mari et l’amant d’un trio, les rôles étant comme interchangeables. Si cette combinaison peut sembler complexe sur le papier, sur le plateau, elle est d’une belle fluidité.
Trois langues pour une culture commune et un titre en anglais rappelant la fin tragique de l’héroïne. Anvers, Lisbonne, des quais de gare… “The way she dies” n’est pas une adaptation de “Anna Karénine”, mais une fiction européenne contemporaine influencée par le contenu du chef-d’œuvre de Tolstoï. L’auteur russe semble s’être glissé dans les dialogues entre les personnages, les inspirant de façon déguisée. Brillamment écrite, en mettant aussi intelligemment en scène des couples qui ont le sentiment de vivre les situations de la vie d’Anna Karénine, elle nous montre toute la puissance des fantômes de la littérature. Les personnages de fiction, magnifiés, sublimés, semblent alors prendre une importance plus grande que les êtres de la vie réelle.
Jolente/Anna, Isabel/Anna… Les deux femmes s’approprient les sentiments d’Anna Karénine. Et si toute femme amoureuse sur le point de quitter son mari se retrouvait dans l’héroïne de Tolstoï ? N’est-ce point le propre des chefs-d’œuvre de dépasser leurs propres frontières spatio-temporelles et de parler au monde entier ?
Si le texte, merveilleusement ciselé, a ici toute son importance, s’appuyant, par ailleurs, sur de nombreuses citations du roman originel, c’est qu’il est porté par quatre magnifiques comédiens. Leur interprétation touche à la grâce. À la beauté des mots s’ajoute celle des images. Des toilettes qui nous évoquent tout autant l’Anna Karénine du XIXème siècle que celles du siècle présent, une superbe scène de neige, semblant issue d’un rêve, qui nous fait monter les larmes aux yeux, et puis ce livre qui passe de mains en mains… Sans oublier ce mémorable moment de séduction entre Isabel/Anna et Frank/Vronsky sur les vers du poète Apollinaire : “Trois grands lys Trois grands lys sur ma tombe sans croix…” (3). Tout est poésie et émotion dans ce spectacle. Et si nous le voyons à regret prendre fin, ce n’est que pour mieux nous replonger dans la lecture d’“Anna Karénine”.
Isabelle Fauvel
(1) En tournée à la Scène Watteau de Nogent-sur-Marne les 11 et 12 octobre prochains
(2) Précédents articles relatifs à tgSTAN dans Les Soirées de Paris :
“Onomatopée”
“Art”
“Atelier”
“Après la répétition”
(3) “Le suicidé” de Guillaume Apollinaire
« Trois grands lys Trois grands lys sur ma tombe sans croix
Trois grands lys poudrés d’or que le vent effarouche
Arrosés seulement quand un ciel noir les douche
Majestueux et beaux comme sceptres des rois
L’un sort de ma plaie et quand un rayon le touche
Il se dresse sanglant c’est le lys des effrois
Trois grands lys Trois grands lys sur ma tombe sans croix
Trois grands lys poudrés d’or que le vent effarouche
L’autre sort de mon cœur qui souffre sur la couche
Où le rongent les vers L’autre sort de ma bouche
Sur ma tombe écartée ils se dressent tous trois
Tout seuls tout seuls et maudits comme moi je crois
Trois grands lys Trois grands lys sur ma tombe sans croix »
“The way she dies”, texte de Tiago Rodrigues librement inspiré du roman de Léon Tolstoï “Anna Karénine”. Spectacle en français, portugais et néerlandais surtitré en français. Création collective de et avec Isabel Abreu, Pedro Gil, et Jolente de Keersmaeker et Frank Vercruyssen du collectif tgSTAN, du 11 septembre au 6 octobre au Théâtre de la Bastille / Festival d’Automne à Paris.
Le texte du spectacle est édité aux Solitaires Intempestifs sous le titre “Sa façon de mourir”.