Lors d’une visite au sein de sa famille maternelle à la Nouvelle Orleans, d’octobre 1872 à mars 1873, Edgar Degas déclare dans une lettre dès le mois de décembre : « Le manque d’opéra est une souffrance véritable. »
Il a déjà attrapé le virus, et lorsqu’il deviendra enfin « abonné des trois jours » quelque douze ans plus tard, il verra, entre le 21 février 1885 et le 19 septembre 1892, « trente-sept fois « Sigurd » de Reyer, quinze fois « Rigoletto » de Verdi, treize fois « Coppelia » de Delibes, douze fois « Guillaume Tell » de Rossini et « La favorite » de Donizetti, mais également « La juive » de Fromental Halévy, « Roméo et Juliette » de Gounod, « Le Cid » de Massenet. » Car à l’époque, on ne donne à l’opéra que des contemporains.
L’exposition du Musée d’Orsay, qui célèbre d’ailleurs en même temps les 350 ans de la création de l’Académie royale de musique, affirme que l’opéra est le point central de ses travaux et en quelque sorte de sa vie. On ne sait pas s’il préférait Donizetti et Verdi à Gounod et Massenet, mais on sait qu’il préférait le Grand opéra à la française à Wagner, et qu’il aimait les voix, celles d’Adelina Patti, par exemple, dont le nom nous est parvenu. Ou encore celle de Rose Caron dont il apprécie la gestuelle lente, qu’il verra plus de trente fois dans « Sigurd » de Reyer (sic !), son opéra préféré hélas, passé aux oubliettes. Ces voix et d’autres nous accompagnent d’ailleurs dans la première partie de l’exposition.
Son œuvre démontre amplement que pour lui, l’opéra représente tout un monde qui l’attire et lui devient rapidement indispensable. Un peu comme les bordels pour Toulouse-Lautrec, d’ailleurs Degas les fréquentera lui aussi, et nous montrera que les coulisses de l’opéra peuvent se révéler le théâtre de bien sordides tractations (voir ses monotypes illustrant « La famille Cardinal » de Ludovic Halévy).
S’il lui est si important de devenir enfin « abonné des trois jours » (sic), c’est qu’il peut alors avoir accès à la scène et au foyer de la danse.
Mais ce n’est pas du tout pour « saisir sur le vif », comme nous allons le comprendre, et c’est vraiment le point fort de l’exposition. Nous croyons tout savoir sur le maître absolu des petites danseuses, et imaginions qu’il fréquentait assidument les coulisses pour capter leurs milles attitudes, leurs milles expressions. Il est vrai qu’il réalise sans cesse, obsessivement, des milliers de croquis, de dessins, qui viennent compléter une documentation impressionnante sur l’antiquité, mais ce n’est que du matériau, car le peintre crée, ou recrée, dans le silence de son atelier. « À l’atelier, Degas fait son Opéra », nous dit-on.
Tout d’abord, Edgar grandit dans un milieu où son père, héritier de la banque familiale, tient un salon musical. On y affiche « un goût nouveau » pour la musique ancienne – Bach, Rameau et Gluck- préfigurant, avec un siècle d’avance, le retour européen aux baroqueux. Degas fait ses gammes en dressant toute une suite de portraits de ces habitués des Lundis, jusqu’à ce que Désiré Dihau, bassoniste à l’Opéra, lui passe commande. Regardons-le bien, ce portrait, intitulé « L’Orchestre de l’Opéra » – « mon orchestre » disait Degas – parce qu’il n’est pas ce qu’il paraît être au premier regard, et annonce, vers 1870, toute l’œuvre à venir.
Les instruments sont soigneusement détaillés – harpe Erard, contrebasse à quatre cordes, flûte traversière avec son nouveau système de clefs, etc.- mais le peintre invente en plaçant le bassoniste et le contrebassiste au premier plan, en réduisant le nombre des pupitres, en présentant de profil les musiciens qui devraient regarder la scène où se déroule le ballet. Masse sombre des musiciens occupant les trois quarts du tableau, peinte à grandes touches, contrastant avec la vive tache de lumière rose et bleu sur les corps et tutus des danseuses, barrés par la diagonale sombre de la contrebasse. En en haut à gauche, une minuscule tête dépassant de la balustrade rouge, comme décapitée, celle du compositeur Emmanuel Chabrier …
Tout Degas est là, ce mélange d’observation pointue et d’imagination, ces perspectives audacieuses inventées. Et comme le tableau va connaître le succès après les échecs répétés du peintre au Salon, Degas se dit qu’il a trouvé le filon.
Bientôt viendra « Le Ballet de Robert le Diable » (1876), avec la masse sombre de quelques musiciens au premier plan plus réduite, la « bacchanale effrénée » des nonnes, en noir et blanc, occupant les trois quarts supérieurs, et surtout le format a changé, proche du carré restituant l’oblong de la scène.
Il est le seul tableau où l’œuvre représentée sera identifiée, car d’habitude, Degas se contente de dire « Ballet », « Choristes », « Grand air après un ballet », « Examen de danse », « Danseuses », etc., ce qui n’est pas un hasard chez celui qui déclare : « On voit comme on veut voir ; c’est faux ; cette fausseté constitue l’art. » Et deviendra malgré lui, car cela se vend si bien, « le peintre des danseuses ».
Viennent alors les premières classes de danse, mais Degas ne représente jamais des danseuses ou un lieu précis, alors même que l’Opéra Le Pelletier, détruit par un incendie en 1873, est remplacé par le Palais Garnier, inauguré en 1875, dont on nous présente une somptueuse maquette datant de 1985, réalisée sous la direction de Richard Peduzzi, décorateur attitré de Patrice Chéreau. Le peintre n’aimera pas, nous dit-on, les ors, les glaces, et les dorures du Palais Garnier que nous aimons tant aujourd’hui, et regrettera longtemps l’ancien opéra, où il avait ses habitudes.
Mais sa fréquentation des nouveaux lieux ne faiblira pas, lui qui disait « On n’aime et on ne donne de l’art qu’à ce dont on a l’habitude. Le nouveau captive et ennuie tour à tour. »
Il continue donc à peindre ou dessiner inlassablement les musiciens, la salle, les coulisses, ou encore les habitués comme lui, tel ce « Portrait d’amis sur la scène » (1879), un pastel sur papier représentant son ami Ludovic Halévy et un certain Albert Boulanger-Cavé. Ce Ludovic Halévy a composé avec l’ami Meilhac les livrets des meilleurs opéras de Jacques Offenbach, et son livre « La famille Cardinal », déjà mentionné, deviendra le seul livre illustré par le peintre. Ses « monotypes Cardinal », opposant fortement le noir et le blanc, soulignent la monstruosité de ces mères maquerelles proposant leur jeune progéniture au plus offrant. Signalons que l’homme qui avait supprimé sa particule, passant de « de Gas » à « Degas », se fâchera irrévocablement avec les Halévy parce qu’il deviendra antidreyfusard…
Bien entendu, nous avons droit à la « Petite danseuse de quatorze ans » d’Orsay, seule sculpture exposée de son vivant, lors de l’exposition impressionniste de 1881. Elle est identifiée, pour une fois, il s’agit de Marie Van Goethem, âgée de quatorze ans en 1878, hyperréaliste et hyper moderne, dénigrée alors par beaucoup pour son « front vicieux », son « museau populacier », sa « bestiale effronterie ». En regardant bien, on retrouve quelque chose d’elle sur la plupart des « museaux » des ballerines peintes par le Maître, et on se dit que leur expression l’intéressait moins que la composition, les cadrages, les éclairages, les mouvements, les couleurs bien sûr.
Ne disait-il pas « Une fois que j’ai la ligne, je la tiens. Je ne la lâche plus » ?
Ne disait-il pas également « On ne fait bien qu’en se résumant, et on ne peut se résumer qu’en voyant peu. » ? Et dans le silence de l’atelier, bien entendu.
Tout ce qui suit, tableaux en long, éventails, grands dessins synthétiques, orgies de couleurs, en est une illustration. Une admirable illustration.
Lise Bloch-Morhange
Exposition « Degas à l’Opéra », Musée d’Orsay, 24 septembre 2019 au 19 janvier 2020
Important programme d’événements liés à l’exposition
www.musee-orsay.fr
Opérat, en le cas, et non opéra !
« visite au sein de sa famille maternelle à la Nouvelle Orleans, d’octobre 1872 à mars 1973 » : plus de cents ans! Qu’elle longévité!
On vous pardonne volontiers…
C’est corrigé! Merci de votre intervention. PHB
Quelle plutôt que qu’elle… Moi aussi je fait des bourdes, à moins que ce soit le correcteur…
Chère Lise,
vous êtes gentille avec ce génie infréquentable… Il faut dire et redire qu’il ne fut pas simplement antidreyfusard mais surtout qu’il fut un antisémite forcené.
On fait des procès en sorcellerie à certains de nos contemporains, je pense par exemple à Raymond Barre, auteur d’un mot malheureux et d’un commentaire encore plus malheureux sur ce mot malheureux… alors qu’on devrait signaler à chaque expo de Degas et de Renoir qu’ils furent certes des grands peintres mais aussi des racistes inexcusables…
C’est encore pire pour Renoir qui reprochait à Degas de n’avoir pas rompu avec Pissarro dont la judaïté l’incommodait quasi-physiquement. Quant au fils d’Auguste, Jean le cinéaste, alors qu’il partait en Amérique, il fit dire à Tixier-Vignancourt, patron du CIC, la version Vichy du futur CNC, qu’il se réjouissait de la grande oeuvre de salubrité publique menée par le Maréchal. (à savoir d’interdire aux « non-aryens » de travailler dans le cinéma)
Que cela ne m’empêche de vous féliciter pour votre excellent article !
Cher Philippe,
ce qui me semble étonnant est que Degas et les Halévy aient été liés si longtemps jusqu’à l’affaire Dreyfus….
Je ne savais pas pour les Renoir père et fils, quelle surprise et déception….
Par contre il y en a un dont on a dénoncé enfin l’antisémitisme depuis quelques années c’est le Corbusier, et ce n’est pas assez connu non plus…