Le Brexit est le personnage secondaire le plus envahissant du dernier roman de Jonathan Coe. Mais si l’interminable feuilleton politique d’outre-Manche s’infiltre à chaque ligne, « Le cœur de l’Angleterre » reste bel et bien un roman. Un roman de l’espèce qui réussit le mieux à l’auteur, comme dans « Testament à l’anglaise » ou « Bienvenue au club » dont Jonathan Coe ressuscite quelques personnages.
Des personnages, justement, il y en a à foison au point que, parfois, l’on s’y perd entre les familles dispersées, les amitiés historiques ou encore les amours éphémères. Mais l’écrivain avait sans doute besoin de cette vaste distribution pour faire vivre les fragilités et les fractures de la société britannique dont il va chercher les racines bien avant le fatal – au moins pour les incertitudes qu’il a engendrées – référendum de juin 2016.
Au cœur de cette Angleterre, revoici la famille Trotter (déjà rencontrée en partie dans « Bienvenue au club », même s’il n’est pas nécessaire d’avoir lu celui-ci pour comprendre celui-là) ou plus exactement ce qu’il en reste : Colin, le vieux père veuf, nostalgique de l’Angleterre industrieuse et condamnant dans un même élan tout ce que le pays a compté de Premiers ministres ayant vendu leur âme (en avaient-ils une ?) à Bruxelles ; Loïs, fille de Colin, employée de bibliothèque, mère et épouse ni modèle, ni désespérée, mais qui porte la cicatrice d’un grand amour perdu dans les attentats de Birmingham attribués à l’IRA en 1974 ; Benjamin, frère de Loïs, qu’une rupture amoureuse transforme en écrivain tardif mais à succès.
Autour de ces trois-là, pivotent une nièce universitaire clouée au pilori pour une supposée remarque hostile aux transgenres, une adolescente révoltée fascinée par le pouvoir que lui offrent les réseaux sociaux, un ami d’enfance à deux doigts de la clochardisation, un journaliste du Guardian (plutôt de gauche donc) amoureux d’une députée conservatrice, une aide ménagère dévouée venue d’une Europe de l’Est honnie (le plombier polonais sévissant aussi dans les fantasmes d’outre-Manche), un romancier imbuvable, …
La galerie de portraits est complète pour que Coe, peintre de ses compatriotes, puisse donner matière à mieux comprendre « comment l’Angleterre en est arrivée là ». C’est-à-dire à refuser de poursuivre son chemin avec l’Europe. Coe donne à voir et à ressentir le déclassement social, l’émiettement économique, les conflits entre communautés, le rejet de la classe politique sans jamais s’installer dans la métaphore simpliste ou la démonstration trop appuyée. C’est drôle et nostalgique. Même s’il réprouve le chemin pris par son pays, il ne condamne pas non plus à la caricature ceux de ses personnages qui voteront pour le Brexit. Il leur accorde une forme d’empathie. À tous, il offre des parcours personnels qui se heurteront à ce point de discorde qu’est le Brexit devenu le catalyseur improbable de tous les maux collectifs et de toutes les divergences individuelles, démons repoussés sous les tapis depuis plusieurs décennies.
Tout ceci n’est pas sans résonner avec les mouvements nationalistes, le politiquement correct et la déroute économique qui rongent les sociétés européennes et pas seulement Londres et Birmingham.
Le roman de Coe mêle l’intime familial et amical à la perspective politico-historique avec l’humour devenu la célèbre politesse du désespoir. Le Brexit aura au moins servi à ça.
Marie J
« Le cœur de l’Angleterre ». Jonathan Coe. Éditions Gallimard. 560 pages. Traduit par Josée Kamoun
Chère Marie, merci pour ce très beau compte-rendu qui donne envie de se lancer dans la lecture de ce roman séance tenante.
Chère Isabelle,
toujours les mêmes réflexes de classe chez les européanistes…
Vous ne pouvez pas vous empêcher d’une parenthèse sur le plombier polonais supposé être un fantasme… Les professions manuels, pas simplement les plombiers mais l’ensemble du BTP, vous rétorqueraient qu’elles souffrent beaucoup de la présence d’ouvriers sous payés (et surtout travaillant au black) venant de l’Est de l’Europe…
Ces « nationalistes » (terme honteux pour vous évidemment) connaissent des réalités que vous méconnaissez (mais ce ne sont que des prolétaires forcément racistes)…
Pas lu ce Coe là, mais j’ai entendu la critique du Masque qui disait qu’il ferait mieux de ne pas s’intéresser au Breixit et à la politique en général…
Heureux peuple anglais qui va peut-être quitter le Titanic quand il y a encore des canots !