Dans le cadre de la célébration de son cinquantenaire, le Lucernaire reprend un de ses plus beaux et plus grands succès : “Le Gorille”. Ce spectacle remarquablement interprété par Brontis Jodorowsky, dans une mise en scène de son père Alejandro, est tiré d’un court texte de Franz Kafka de 1917, “Rapport pour une académie”, écrit sous la forme d’un long monologue. Créé en 2010, “Le Gorille” a voyagé un peu partout en France et à l’étranger avant de revenir sur son lieu de départ et c’est avec un immense plaisir que nous le (re)découvrons aujourd’hui.
À la demande des membres d’une éminente Académie scientifique, un homme est invité à donner une conférence sur sa vie antérieure de singe. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cinq années auparavant, l’homme élégant qui se présente devant nous, son auditoire, n’était encore qu’un gorille vivant parmi ses congénères dans la forêt africaine … Il nous raconte alors son étonnante histoire, de sa capture à son adaptation au monde des hommes.
Sur la petite scène du Théâtre Rouge, devant de gigantesques portraits en noir et blanc de quelques sommités scientifiques parmi lesquelles trône en majesté Darwin, un décor des plus minimalistes s’offre à nous : une petite tribune, un porte-manteau, une chaise et un chevalet supportant des affiches de music-hall, le tout peint dans un ton rouge vif et pimpant. Si ces quelques éléments sont fort seyants, l’incroyable performance de Brontis Jodorowsky pourrait tout aussi bien s’accommoder d’un plateau nu.
Dès son entrée en scène, le comédien, méconnaissable, nous électrise de son étrange présence. Pour ce rôle, il s’est composé une apparence des plus insolites. Grimé à l’extrême, un front simiesque d’une belle protubérance lui donne des airs de Frankenstein sous lequel son regard d’un bleu très clair ressort de façon inquiétante. Ce visage détonne volontairement dans un corps vêtu avec le plus grand raffinement – frac, guêtres blanches, chapeau, cravate de soie et pochette assortie –. Le contraste est saisissant et le malaise s’installe devant ce personnage que l’on ne saurait qualifier ni d’homme, ni de singe, mais d’un entre-deux. La posture droite, la démarche qui se veut étudiée, laissent de temps à autre resurgir un comportement primitif, rappelant subrepticement l’effort démesuré qu’il faut à cet être pour se plier à la norme. Le comédien, dont l’agilité s’avère surprenante, nous offre là une performance physique incroyable, tout en cassures et contorsions maîtrisées. Mais la performance va bien au-delà de la gestuelle. Grâce à un jeu excessivement nuancé, Jodorowsky, exceptionnel de virtuosité, nous livre un récit aussi burlesque qu’émouvant où toute l’absurdité de la vie humaine n’en est que plus criante.
Ce que l’on pourrait qualifier d’assimilation réussie n’est en réalité, au départ, qu’une simple issue pour échapper à la prison que représente le jardin zoologique. Entre le zoo et le music-hall, le gorille a choisi le second et pour cela a dû accepter le dressage. Au prix d’un apprentissage acharné, il a ainsi réussi à acquérir la marche, puis la parole, pour devenir un homme et “se fondre dans le paysage”. Phénomène de music-hall, puis producteur riche et adulé, fier de ses progrès et de sa fulgurante ascension, il n’accède enfin au statut d’homme que pour mieux en mesurer toute l’ineptie. Tombé dans cet autre enfermement qu’est celui de la réussite sociale, il a perdu sa liberté.
Nostalgique de sa condition primitive, il sait que toute marche arrière est désormais impossible. C’est la gorge nouée que nous l’entendons confier “je veux retourner” et de conclure en s’adressant aux savants qui l’ont invité à raconter sa métamorphose : “Mais qui êtes-vous pour m’honorer ?” Véritable hymne à l’authenticité et à la liberté, cette pièce interroge la part d’animalité qui est en nous. Du très grand spectacle !
Isabelle Fauvel
“Le Gorille” d’après Franz Kafka, texte et mise en scène d’Alejandro Jodorowsky, interprétation de Brontis Jodorowsky, du 4 septembre au 3 novembre 2019 au Lucernaire, du mardi au samedi à 21h, dimanche à 18h.