Roubaix, une (noire) lumière

Arnaud Desplechin serait-il devenu « le nouveau maître du polar », comme le proclame l’affiche de son dernier film « Roubaix, une lumière » ?
J’éprouvais quelques doutes, car si les cinéastes américains ont toujours volontiers changé de genre d’un film à l’autre (de John Ford ou Howard Hawks à James Gray en passant par Scorsese ou Coppola), ce n’est pas évident chez leurs confrères européens, particulièrement français, plutôt adeptes du cinéma d’auteur depuis la Nouvelle vague.
Or Arnaud Desplechin s’est distingué depuis bientôt trente ans comme l’un des plus remarquables de nos nouveaux cinéastes, et on se souvient encore du coup de tonnerre, dans le ciel cinématographique, provoqué en 1996 par « Comment je me suis disputé… (Ma vie sexuelle ») », long métrage nous faisant vivre pendant 2h58 minutes les affres professionnelles, romantiques et sexuelles plutôt hilarantes d’un professeur de philo de la banlieue parisienne.
Le film révélait non seulement Mathieu Amalric (incarnant pour la première fois l’alter ego du cinéaste), mais pratiquement toute la jeune génération d’actrices et d’acteurs, dont Emmanuelle Devos, Chiara Mastroianni, Marion Cotillard, Denis Podalydès, Emmanuel Salinger, Michel Vuillermoz, etc.

Ton absolument nouveau mêlant film choral, personnages très fouillés, affrontements familiaux et sentimentaux, intrusion du fantastique, fantômes du passé imaginaires (comme dans « Rois et Reine », 2004) ou réels (comme dans « Les fantômes d’Ismaël » 2017). Depuis presque trente ans, le cinéaste nous a habitués à retrouver de film en film son style et ses obsessions. L’une d’elles étant son amour pour sa ville natale Roubaix, où il a déjà situé deux de ses longs métrages, « Un conte de Noël » (2008), et « Trois souvenirs de ma jeunesse » (2015). De quoi s’étonner de cette obsession pour l’une des plus pauvres villes françaises, coincée entre Lille et Tourcoing. Attachement à sa jeunesse, tout simplement ?

Son nouveau film allait peut-être nous livrer le secret, sachant notamment qu’il lui a été inspiré, paraît-il, par deux événements : un fait divers remontant à 2002, celui de deux jeunes toxicomanes ayant assassiné une femme âgée ; puis un documentaire basé sur ce crime, réalisé par Mosco Boucault la même année, mais diffusé seulement en 2008, dans lequel les coupables avouaient leur crime.
Le cinéaste a déclaré être « hanté » depuis par le visage des jeunes filles, et quelle meilleure excuse pour revenir dans cette ville natale, objet de tous ses fantasmes ?
Je me disais peut-être va-t-il nous révéler enfin sa vision de cette ville que ses films précédents ne faisaient qu’évoquer. Je pensais notamment au film de John Huston, « Quand la ville dort » (1950, adapté du roman de W.R. Burnett « Asphalt Jungle » 1949), tourné à Cincinnati et Los Angeles, où la ville a tant de présence, devenant le principal personnage du film.

Certes dès les premières images, nous sommes plongés dans la Roubaix nocturne, « quand la ville dort », mais vue de l’intérieur de la voiture d’un policier : gros plan sur le visage du conducteur (Roschdy Zem) qui saisit son téléphone, une voiture brûle lui dit-on. Il répond qu’il se précipite sur les lieux, et ajoute « Joyeux Noël ! ». Soir de Noël, donc, pour tous comme pour ce flic qui passe sa nuit de Noël à patrouiller.
Les faits divers s’enchaînent, un incendie éclate ensuite dans la maison d’une courée misérable, tandis que l’ordinaire d’un commissariat nous est montré, avec la bande de jeunes ou moins jeunes flics. Le premier plan ne nous a pas menti en se focalisant en gros plan sur le visage du commissaire Daoud, car tout tourne autour de lui. Bien entendu il est « l’idole des jeunes », en particulier le nouveau venu Louis, interprété par Antoine Reinartz (Thibault, président d’Act Up, dans « 120 battements par minute » de Robin Campillo (2017), dont il va devenir le mentor.
Nous n’allons pas tarder à nous apercevoir que le commissaire Daoud s’est arrogé à tout jamais le rôle du « good cop », que ce soit lors des interrogatoires, dans la rue ou chez les gens, qu’il semble tous connaître. Ce qu’il déclare lors d’un interrogatoire, très précisément, en souriant : « Je ne m’énerve jamais. Jamais ». Il laisse à ses adjoints le rôle traditionnel des « bad cops » qui se mettent à aboyer pour faire contraste.

À vrai dire, le cinéaste dessine, par touches successives, le portrait d’un commissaire comme nous n’en avons jamais vu. Non seulement il ne s’énerve jamais, absolument jamais, mais il se montre soit taiseux, soit grave, soit arborant un petit sourire inaltérable. Il semble avoir tout vu et atteint une sorte de sagesse, et nous en découvrons le secret en deux temps. Lorsque nous le voyons pour la première fois rentrer chez lui, dans son home solitaire, la caméra plonge dans un tableau d’une rue d’Afrique du Nord qui s’anime soudain sous son regard, éclaboussée de soleil. Puis le tableau s’éteint, et nous nous disons qu’il garde au cœur la nostalgie de son enfance éclaboussée de lumière.
Mauvaise piste, car lors d’une scène centrale, il se retrouve dans un parc la nuit avec le jeune Louis, lui désignant tous les lieux de sa jeunesse : là où il a grandi ; là où il jouait avec ses copains ; là où était son collège, etc. Il n’a pas voulu retourner au bled avec toute sa famille, car il est, comme Arnaud Desplechin, un enfant de Roubaix. Magnifiquement interprété par Roschdy Zem, personnage quasi christique, modèle d’intégration, il est l’hommage du cinéaste à sa ville, l’incarnation même de la lumière de la ville.

La seconde partie du film est consacrée aux deux jeunes filles que l’on soupçonne d’avoir assassiné la vieille dame de 83 ans dans la courette où elles habitent. Le cinéaste va tourner longtemps autour d’elles, d’interrogatoire en interrogatoire, de révélation en révélation, de procédure en procédure. Tout se passe à partir de ce moment au commissariat, loin des lumières nocturnes de la ville.
Les avancées sont très lentes, car les deux inculpées ne cessent de se contredire, et la caméra traque sans cesse les mensonges, le désespoir et les larmes inondant le visage de ces jeunes paumées toxicomanes, interprétées par Léa Seydoux et Sarah Forestier, toutes deux exceptionnelles. On peut compter sur Desplechin, grand directeur d’acteurs et d’actrices, pour tirer d’elles une telle performance.
Et pour monter la cruauté du procédé, puisque les policiers doivent absolument leur faire avouer leur crime. Ils ne cessent de répéter « Tu te sentiras beaucoup mieux après ! ». Et quand la meneuse, alias Claude, alias Léa Seydoux, se retranche derrière son angoisse d’être privée de son enfant, l’un finit par lancer « Si tu avoues, tu le reverras pour sa première communion ! Sinon, ce sera dans vingt ans pour son mariage ! ».
On ne saura jamais pourquoi elles ont commis ce meurtre pour un butin dérisoire.
Mais le commissaire Daoud ne cherche pas vraiment à savoir, même si son inaltérable compréhension ne suffit pas tout à fait à unifier les deux parties du film. Qui se révèle être un conte noir, stylisation comprise, plutôt qu’un film noir.

Lise Bloch-Morhange

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5 réponses à Roubaix, une (noire) lumière

  1. philippe person dit :

    Chère Lise,
    vous n’avez pas dit que le film s’inspirait aussi de Claude Zidi… Des Ripoux, précisément, puisque Zem comme Noiret rêve hippisme et va aux courses…
    Desplechin est plus un élève (prétentieux) de Zidi que de Huston…
    Mon voisin, un célèbre compositeur de musiques de film, me disait encore l’autre
    jour : « Desplechin m’emmerde » Quel talent ! Quelle concise lucidité !
    Si Desplechin avait eu une idée qui lui aurait donné une chance d’avoir la Palme d’or qu’il n’aura heureusement jamais, il aurait pris comme acteur principal non pas le routinier Zem… mais Dany Boon…
    Là, on avait un vrai contre-emploi ch’ti, comme Bourvil chez Melville…
    Mais, chère Lise, on ne va pas se disputer… Effectivement « Comment je me suis disputé » est le plus grand film de tous les temps sur un prof de philo incarné par Mathieu Almaric. Les autres films sur des profs de philo incarnés par Mathieu Almaric ne lui arrivent pas à la cheville…
    Ouf… On est tranquille au moins pour deux ans : le pensum de Desplechin va bientôt sortir des écrans… Place à la rigolade !

    • Mea culpa! Mea culpa! Comment est-ce-ce que j’ose aimer un cinéaste que vous n’aimez pas? Vous l’avez déjà dit, vous n’aimez ni les frères Coen, ni Tarentino, ni Desplechin que vous déclarez prétentieux sans même aller voir son film (un comble!). Pourquoi n’a-t-on pas le droit d’aimer quelque chose que vous n’aimez pas? Qu’est-ce donc que cela cache?
      Allez, je vous pardonne parce que votre « critique » est drôle bien que totalement infondée. A coté du sujet.
      Have a good day anyway!

      • philippe person dit :

        Chère Lise,
        j’ai vu… Hélas
        il en ressort un texte que vous trouverez en tapant le nom du film suivi de Froggy’s delight. Vous y verrez que je pratique une critique plutôt étayée. Répondre à un article est un autre sport plus facile et sans doute trop facile… mais qui n’implique pas que je méprise vos goûts et que je trouve les miens meilleurs !
        Vous y verrez aussi que la liste est longue des choses que j’aime.
        Vous pouvez même consulter le Monde Diplomatique du mois et vous y trouverez un texte de mon cru sur Frédéric Wiseman (40 films au compteur que j’aime presque tous)…
        Vous pouvez aussi vous procurer les Lettres françaises (l’ancien journal d’Aragon et Paulhan) où je donne chaque mois deux conseils de films que j’aime…
        Que d’amour ! mais pas forcément des têtes de gondole, loin de là…
        Cette semaine dans Froggy, je vante « Tu mérites un amour » et « Une joie secrète », des films que vous aimerez, j’en suis sûr.
        Je dis même du bien du joli « Music of my life », film sur l’amour d’un jeune Britannique d’origine pakistanaise pour Bruce Springsteen… que j’aime beaucoup.
        Je dirai même du bien bientôt du documentaire pourtant grand public de Ron Howard sur Pavarotti…
        et je vous conseille en octobre de voir un film québécois magnifique : « Une colonie » et la version italienne de « Martin Eden »…

  2. tristan felix dit :

    J’ai beaucoup aimé ce film, lent et dérangeant, au montage subtil, aux cadrages organiques ou avec lignes de fuite en couloirs oppressants, à la lumière de feu qui couve. Je n’ai pas toutes les références cinématographiques qui me permettraient d’intellectualiser. Nous étions trois à 16 h 15 dans la salle de l’Ecran de Saint-Denis. Le commissaire est un brin pervers, jouant de sa séduction pour faire obtenir des aveux. La caméra est visiblement amoureuse du personnage principal. Il y a de l’Eros mortifère dans cette œuvre.

  3. Yves Brocard dit :

    Bonjour,
    Ces joutes verbales entre « Chère Lise » et monsieur Person sont rafraîchissantes (au sens positif).
    Pour ma part, je n’ai pas été enthousiasmé par ce film, qui est un peu inutilement long. Les acteurs sont bons, notamment le couple Seydoux-Forestier est impressionnant, Roschdy Zem a un beau rôle tout de calme et de force mais pour le reste je suis resté sur ma faim. Les histoires annexes, telle celle de la voiture brûlée par son propriétaire ne sont pas convaincantes et n’apportent pas grand chose.
    Ce que je regrette le plus c’est qu’on ne voit pas Roubaix dans ce film. Il aurait pu être tourné dans plein d’autres villes, tels Marseille, Lyon ou Béziers. Roubaix c’est quand même, aussi, la ville (la seule en France) des grandes filatures et des grandes maisons de maîtres, de nos jours délabrées quand elles n’ont pas été transformées en administrations ou autres commerces, souvent éphémères. Ces spécificités, uniques à cette ville, que Desplechin doit bien connaître, n’apparaissent pas. L’un des forfaits annexes aurait pu en faire l’écho, par exemple avoir pour théâtre La Piscine, lieu que je trouve absolument magnifique, unique en France. Tout est noir, à commencer par la lumière, la plus grande part des scènes se passant la nuit, truc de cinéaste un peu usé pour montrer la noirceur de l’intrigue. Ou est-ce pour signifier qu’on est dans le Nord et pas à Marseille ?
    Rien ne vient racheter la ville : Zem nous le dit, Roubaix est sinistré de partout, même si il l’aime parce qu’il est né là et qu’il se sent une mission d’y rester et de la soutenir. Je ne sais pas comment la municipalité a ressenti ce film auquel elle a sans nul doute contribué financièrement. Si c’est un appel aux plus hautes instances publiques pour leur dire que cette ville est foutue, c’est réussi.
    En tout cas ce n’est, à mon sens, en aucun cas un hommage au Roubaix qui se débat pour survivre, voire ressusciter un peu, à l’image justement de La Piscine.
    Petite précision : je ne suis pas Roubaisien et n’y ait aucune attache ni intérêt, si ce n’est la tristesse de voir ces paquebots d’un autre temps gentiment sombrer.

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