Pour les barytons ou les ténors, le Graal des lieder est le « Winterreise » (ou « Voyage d’hiver ») de Schubert, un ensemble de 24 mélodies pour piano et voix, composé par Franz Schubert en 1827, un an avant sa mort, à trente ans donc. Illustrant des poèmes de Wilhelm Müller (« Bonne nuit », « La girouette », « Larmes de gel », « L’image figée », « Le tilleul », « Torrent », etc. jusqu’au dernier « Le veilleur »), sans rapport les uns avec les autres, le musicien évoque l’odyssée décousue d’un homme désespéré quittant la ville où il a trouvé puis perdu l’amour, s’enfonçant dans la nuit hivernale.
On suit notre voyageur dans sa fuite sans but, en proie au vent, à la neige, aux eaux glacées, chassé par les chiens à l’entrée des villages, parfois saisi par le souvenir cruel du bonheur passé : « Je n’ai pourtant rien fait de mal Pour fuir la vue de mes semblables ; Quel est ce désir insensé Qui m’entraîne vers les déserts ?» (« Le poteau indicateur »). De la poésie pure, mais ce qui en fait un tel chef d’œuvre est l’harmonie inouïe entre le chant et le piano : nous accompagnons le voyageur comme si nous étions à ses côtés. Quelques minutes à peine, parfois juste une, suffisent à Schubert pour nous faire entrer ses mélodies dans le cœur, leur poésie et leur mystère.
Inlassablement, au cours des décennies, ténors ou barytons veulent imprimer leur marque sur ce chef d’œuvre, et les amateurs se souviennent des multiples enregistrements du grand baryton Fischer-Dieskau notamment dans les années 1970, alors qu’il trustait littéralement le genre au point de faire table rase (enregistrement du « Winterreise » avec Gerald Moore, Alfred Brendel, Maurizio Pollini, etc., innombrables récitals). Un de ses élèves anglais, le ténor Ian Bostridge (54 ans), s’est à son tour emparé du Graal, mais les Allemands demeurent les grands tenants du titre, que ce soit par exemple le ténorissime Jonas Kaufmann dont l’enregistrement date de 2014, ou encore le baryton Matthias Goerne (52 ans), trustant à son tour la scène et les multiples enregistrements (voir notamment son Schubert intégral de 2016).
Ce fut ensuite le tour du petit dernier, le jeune ténor allemand Julian Prégardien (35 ans) de faire son entrée. Est-ce parce qu’il est le fils du célèbre ténor Christoph Prégardien (63 ans, grand baroqueux), un peu comme si Jonas Kaufmann avait engendré un rejeton marchant sur ses traces et souhaitant se démarquer ? En tout cas il a tout simplement révolutionné l’interprétation de l’œuvre en multipliant les innovations : il a choisi l’orchestration d’un musicien allemand moderne, Hans Zender (né en 1936), puis porté le tout à la scène, notamment le 23 novembre 2017 à l’Opéra-Comique (voir extraits sur YouTube).
Certes, depuis 150 ans, on a connu les réorchestrations de Brahms, Liszt, Reger ou Webern. Mais surtout, plus de couple austère, pianiste et chanteur, occupant seuls l’immensité de la scène, mais aussi fini l’ineffable dialogue musique et voix que nous avons dans l’oreille et le cœur depuis si longtemps. Julian est un artiste suffisamment exigeant pour qu’on ne le soupçonne pas d’aller vers le commercial ou même de vouloir élargir l’audience, il a d’ailleurs expliqué que son choix reposait sur le fait que la musique de « Winterreise » était considérablement en avance sur son temps.
Au disque le choc est rude, il s’agit vraiment d’une nouvelle œuvre, avec des choix orchestraux tantôt bienvenus, tantôt vraiment bizarres. Mais la voix est là, chaude, caressante, prenante, multiple, capable de mille couleurs, mille intonations. Là où l’enregistrement de Jonas Kaufmann témoigne d’une infinie poésie linéaire, le fils Prégardien ajoute une dramatisation de chaque seconde. Alors que Jonas nous avait stupéfié à ses débuts en osant chanter l’opéra comme le lied (il est toujours le seul à pouvoir le faire), on pourrait dire que Julian nous stupéfie en chantant le lied comme l’opéra. Et d’après les extraits qu’on peut voir sur YouTube, il n’a pas hésité à aller très loin sur scène, vers une véritable performance hallucinée, le CD étant pris sur le vif.
Poursuivant sa redécouverte du lied, mais sans aller aussi loin, Prégardien junior nous offre aujourd’hui un autre sommet du genre, le « Dichterliebe » (« Les amours du poète ») de Schumann. Ce fameux cycle de poèmes d’amour de Heinrich Heine fut composé l’année de son mariage avec Clara, en 1840, une rare respiration dans la vie tumultueuse de cet homme assailli très tôt par des hallucinations auditives qui le mèneront à la folie, à l’asile et à la mort, à l’âge de 46 ans. Sans compter qu’il dut livrer une bataille épuisante de quatre années avec le père de Clara pour pouvoir enfin convoler.
Bien entendu l’interprète aborde l’œuvre avec d’immenses scrupules historiques, comme à son habitude. On comprend qu’il n’ait pas envie d’imiter papa, grand chanteur de lieder lui aussi, mais surtout sa démarche intègre le temps qui passe : « Tout œuvre musicale parcourt une histoire qui est celle de sa genèse », nous prévient-il dans le livret.
Et de nous préciser que dans les deux cas, il s’est attaché à ce qu’on appelle « l’interprétation historiquement informée », incluant « l’étude du manuscrit autographe, des esquisses, et des documents écrits » Ce qui l’avait mené par exemple, lors d’’une première étape, à choisir dans le « Dichterliebe » certaines premières esquisses « bien plus convaincantes d’un point de vue rythmique ou déclamatoire » selon lui. Bref il se permet de se mettre dans la peau de Schumann, et se justifie : « Non pas parce que j’aurais de meilleures idées mais parce que j’imagine qu’un compositeur, à l’époque comme aujourd’hui, attend que l’on aborde son œuvre d’un œil critique. »
Or voilà qu’au cours du travail préparatoire, il découvre une nouvelle édition critique du musicologue Ewert. Il annule donc l’enregistrement déjà programmé en studio, et reprend tout à zéro, cette nouvelle édition lui apportant « une confirmation de doutes prudents. » Belle formule témoignant à la fois de sa hardiesse et de sa modestie.
En tout cas le résultat est, une fois de plus, stupéfiant, à la fois théâtral et d’un grand raffinement. Son partenaire, avec lequel il a donné maintes fois l’œuvre en concert, est le pianiste français Eric Le Sage (54 ans), magnifique interprète pas aussi connu du grand public qu’il devrait l’être car il poursuit son chemin sans aucune esbroufe. Toujours saisi du désir d’être « historiquement informé », Julian a soigneusement composé son CD avec son partenaire, grand schumannien jouant sur un splendide Blûthner de 1856. Ils ont choisi d’encadrer l’œuvre maîtresse par une sorte de prologue et d’épilogue composés de quelques lieder, duos et œuvres pour piano rendant justice à Clara Schumann, dont on célèbre le deux-centième anniversaire cette année.
Les amours de Schumann ne sont pas plus gaies que celles de Schubert, et le jeune ténor semble avoir encore élargi sa palette de couleurs et de voix : ainsi passe-t-il, par exemple, des accents tragiques de « l’amour à jamais perdu » (13) au murmure de la résignation (14) puis à l’ironie grinçante (15), puis de nouveau au murmure désespéré, etc. Et l’on retrouve un couple pianiste-chanteur époustouflant.
Lise Bloch-Morhange
– Auditorium de Radio France, 18 septembre, cycle « Les Nuits d’été » de Berlioz, Marie-Nicole Lemieux mezzosoprano, Orchestre National de France, direction Emmanuel Krivine, www.maisondelaradio.fr
– Auditorium de Radio France, 15 novembre, Mathias Goerne, Chostakovitch, « Sur des poèmes de Michel-Ange », Philharmonique de Radio France, direction Mikko Franck
– Auditorium de Radio France, 22-23 novembre, Messe en si de Bach, Julian Prégardien ténor, Orchestre Philharmonique de Radio France, direction Leonardo Garcia Alarcon
– Théâtre des Champs Elysées, 8 avril, Passion selon Saint Mathieu de Bach, Julian Prégardien ténor, Orchestre et chœur du Collegium Vocale Gent, direction Philippe Herreweghe, www.theatrechampselysees.fr