Le Théâtre de la Huchette, dans le quartier Saint-Michel à Paris, est une institution incontournable de la capitale. Sa salle, en tout point charmante, est aussi petite que sa réputation est grande. Depuis 1957, soit depuis soixante-deux ans, s’y jouent sans discontinuer – fait absolument remarquable qui lui vaut ainsi sa renommée – deux pièces mythiques d’Eugène Ionesco, “La Cantatrice chauve” et “La Leçon”, dans leurs mises en scène d’origine, la première de Nicolas Bataille (1950), la seconde de Marcel Cuvelier (1951). A partir des années 1980, un troisième spectacle de création est venu s’ajouter aux deux précédents. Actuellement se trouve ainsi à l’affiche “Huckleberry Finn, le musical”, une adaptation très réussie du célèbre roman de Mark Twain, une œuvre elle aussi incontournable.
“Toute la littérature moderne américaine découle d’un livre de Mark Twain intitulé ‘‘Huckleberry Finn”. C’est le meilleur livre que nous ayons eu. Tout ce qui s’écrit en Amérique vient de là. Il n’y avait rien avant. Il n’y a rien eu d’aussi bon depuis.” déclarait en son temps Ernest Hemingway qui, ainsi que beaucoup d’autres, considérait “Les Aventures de Huckleberry Finn” (1884) comme le livre fondateur de la littérature américaine moderne. Il faut dire que, contrairement à son prédécesseur “Les Aventures de Tom Sawyer” (1876), celui-ci est bien plus qu’un livre pour la jeunesse. À travers le regard d’un enfant, c’est le tableau d’une Amérique violente et raciste, bête et cruelle qu’il brosse, comme le fera à son tour dans les années 1960 la romancière américaine Harper Lee avec son magnifique “Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur” (“To Kill a Mockingbird”). Huckleberry, tout comme Scout plus tard, découvre, non sans candeur, les injustices sociales et la misère humaine. Sous ses aspects de grand roman picaresque, il s’agit là avant tout d’un roman d’apprentissage avec une forte dimension politique, une œuvre engagée dont la noirceur n’est pas absente et qui parle tout autant aux enfants qu’aux adultes.
Rappelez-vous : l’histoire se déroule dans le sud esclavagiste et raciste de l’Amérique, trente ans avant la guerre de Sécession. Huckleberry Finn, un gamin maltraité par un père ivrogne et violent, et Jim, un esclave en cavale, s’enfuient sur un radeau. Leur disparition ayant été signalée, Jim est soupçonné d’avoir assassiné le jeune garçon et s’en trouve activement recherché à double titre. Le but des deux fuyards est alors de descendre le Mississippi, dormant cachés le jour et naviguant la nuit, pour rejoindre Cairo, y vendre leur radeau et embarquer sur un vapeur qui remontera la rivière jusqu’aux États abolitionnistes où Jim sera enfin libre et pourra gagner de quoi racheter sa femme et sa fille à Miss Watson. Mais nos deux héros vont devoir surmonter bien des épreuves, à commencer par le terrible sentiment de culpabilité du jeune vagabond à qui on a toujours inculqué qu’il n’existait pas de pire péché que d’aider un esclave à s’enfuir…
Adapter cette histoire au théâtre est une gageure. En faire une comédie musicale sur une scène grande comme un mouchoir de poche, une autre. Didier Bailly et Hélène Cohen ont pourtant su relever merveilleusement le défi.
Dans la petite salle du Théâtre de la Huchette, juste avant que la lumière ne s’éteigne, un Maître de cérémonie en tenue un brin défraîchie nous accueille. Quelques mots suffisent alors pour nous transporter dans l’univers du récit et de la fiction… Puis, sur la scène, des marionnettes miniatures annoncent les deux protagonistes grandeur nature et faits de chair et de sang qui vont suivre : Huckleberry et Jim. La magie opère aussitôt : nous quittons le Vème arrondissement de Paris pour les rives du Mississippi. L’ambiance du Sud est bien présente, la musique nous transporte à des milliers de kilomètres… Les moments de jeu alternent avec les morceaux chantés. Tout y est : le Mississippi avec ses tempêtes, ses brouillards terrifiants et ses maisons flottantes, et les multiples personnages rencontrés en chemin.
La relation de départ entre Huck et Jim est d’emblée campée avec le tutoiement employé par le premier à l’égard du second et le vouvoiement utilisé par ce dernier à l’égard du premier. C’est une relation de maître à esclave que les deux héros trouvent toute naturelle et ne remettent aucunement en cause, la couleur de peau étant un facteur social déterminant. Conditionné par le monde qui l’a vu naître, le jeune Huck va devoir vivre de nombreuses aventures avec Jim et apprendre à le connaître pour se libérer de l’emprise de l’éducation, de la religion et des normes sociales que la société a voulu lui imposer. Il va apprendre à penser par lui-même et les notions de croyance, péché, superstition, vendetta… vont lui paraître soudain bien absurdes.
Les comédiens sont épatants. La jeune Morgane L’Hostis qui interprète Huck nous fait totalement oublier qu’elle est une femme. Son personnage de jeune vagabond au langage familier et peu respectueux de la syntaxe est on ne peut plus drôle et attachant. Un petit Poulbot du Mississippi… Son partenaire, Joël O’Cangha, dans le rôle de Jim, n’est pas en reste. Tous deux habitués des comédies musicales sont tout aussi justes dans le jeu que dans le chant et leur complicité est belle à voir. Saluons aussi Alain Payen dans le rôle de… tous les autres protagonistes.
La mise en scène, des plus inventives, a l’art de nous faire oublier l’exiguïté du plateau. Marionnettes, ballons, stroboscope… les idées ne manquent pas pour démultiplier les personnages et accentuer un rythme déjà bien présent dans l’interprétation. La poésie et l’humour sont tous deux au rendez-vous pour raconter cette histoire de liberté et d’amitié qui est aussi une ode à la nature, à la vie simple et sauvage. Il y a du Henry David Thoreau dans l’air…
Ce spectacle est un petit bijou d’intelligence et d’inventivité. On ne saurait que vous conseiller d’aller redécouvrir ce chef-d’œuvre de la littérature américaine qui défend des valeurs qu’il semble malheureusement toujours bon de rappeler. Pour petits et grands.
Isabelle Fauvel
“Huckleberry Finn, le musical” au Théâtre de la Huchette 23 rue de la Huchette 75005 Paris, du mardi au samedi à 21h, le samedi à 16h et 21h. Adaptation de Didier Bailly & Hélène Cohen, musiques de Didier Bailly, paroles des chansons d’Éric Chantelauze et mise en scène d’Hélène Cohen, avec Morgane L’Hostis (Huck), Joël O’Cangha (Jim) et Alain Payen (le Maître de cérémonie et autres personnages)
Et toujours “La Cantatrice chauve” et “La Leçon” de Ionesco, du mardi au samedi à 19h et 20h.
Par ailleurs, le Théâtre de de La Huchette propose régulièrement certains après-midis des lectures de pièces de théâtre d’auteurs contemporains par les acteurs de la troupe de la Huchette suivies de débats avec les auteurs. L’entrée est libre sur réservation.
Je confirme tout ce que dit si bien Isabelle : un spectacle formidable pour petits et grands… la petite scène de la Huchette se transforme en plateau de superproduction.
Morgane l’Hostis est une Huckleberry Finn inoubliable, Alain Payen s’en donne à coeur joie dans les personnages truculents et retors et Joel O’Cangha est un chanteur hors pair… La Huchette, ce n’est pas que Ionesco !
(Voir mon article sur Froggy’s Delight)