La journée d’étude que la Société Chateaubriand organisait le 15 juin dernier à l’École Normale Supérieure était consacrée au rayonnement international de Chateaubriand. Elle faisait suite à un premier exposé sur Chateaubriand en Espagne de Tomas Gonzalo Santos, professeur à l’Université de Salamanque (colloque du 11 juin 2016) et aux communications de Stefano De Luca, Pierino Gallo, Marina Vazaca et Galina Ovtchinikova lors du colloque de Rome de la Société (Université LUMSA, 6 octobre 2018). Sa conception avait été confiée à Fabienne Bercegol, professeur à l’Université Toulouse Jean Jaurès, et reposait sur l’idée d’une sorte de grand voyage à l’envers. Nous avons ainsi cheminé de l’Asie vers l’Europe, en transitant par l’Amérique.
Xun Lu, directeur du département de Français à l’Université de Suzhou, a ainsi ouvert le bal par une intervention consacrée à la traduction et à la réception des œuvres de Chateaubriand en Chine. Il a indiqué que, dans ce domaine, quatre périodes peuvent être distinguées. Les traductions de Chateaubriand commencent à voir le jour entre 1926 et 1948. Le premier texte à être traduit est un poème, « L’Hiver ». Suivront les traductions d’Atala et de René. Entre 1949 et 1976, des traductions sont opérées en chinois simplifié, accompagnant un mouvement général qui voit ce dernier se développer, sous l’égide de Mao, sur l’ensemble du territoire. Entre 1979 et 2000 sont opérées la traduction intégrale d’Atala et de René ainsi que celle, en version allégée, des « Mémoires d’outre-tombe ». Enfin, entre 2001 et aujourd’hui, les « Mémoires d’outre-tombe » sont traduits intégralement, en trois volumes. Chateaubriand est donc lu et étudié en Chine, où les thématiques attachées à la nature ainsi que les récits de voyage intéressent tout particulièrement. Signe de cette attractivité : cette année, 9 étudiants ont choisi Chateaubriand comme objet d’étude dans le cadre de leur Master de lettres.
Kazuhiro Matsuzawa, professeur à l’Université de Nagoya, a poursuivi les travaux en évoquant la réception de Chateaubriand au Japon. Ce dernier a été plus précoce que son grand voisin. En effet, la première traduction d’Atala et de René date de 1918. Dans ces pages, les lecteurs japonais sont séduits par la prose poétique, au demeurant pratiquée dans leur pays depuis le XIIIème siècle. Mais ce n’est, curieusement, qu’à partir de 1949 que d’autres œuvres sont traduites. D’abord le « Génie du Christianisme » puis, quelques années après, les « Mémoires d’outre-tombe », en version abrégée. Il faut attendre 1985 pour voir paraître la première monographie consacrée à Chateaubriand, et 2013 pour qu’un travail universitaire – en l’occurrence une thèse consacrée à La représentation de la liberté chez Chateaubriand – aborde la question de ses engagements politiques. Deux raisons principales expliquent ce retard dans la réception de Chateaubriand au Japon. D’une part, la relative incompréhension du mythe de la Révolution française, du moins jusqu’à l’ère Meiji. Et d’autre part, dans ce pays où les chrétiens ne représentent que 1% de la population, une certaine difficulté à partager les thématiques du christianisme, et notamment celle du dualisme entre malheurs terrestres et bonheurs célestes.
Chateaubriand serait-il davantage chez lui en Amérique ? Éric Bedar, professeur à l’Université Teluq à Montréal, Québec, a présenté la réception des « Mémoires d’outre-tombe » au Canada français. L’aventure commence là-bas en 1814 avec un article sur la description des chutes du Niagara par Chateaubriand dans le journal Le Spectateur. Chateaubriand va susciter une forte admiration, et même une véritable ferveur. Il devient la référence des nouveaux écrivains. Des figures aujourd’hui oubliées, telles que celles de l’abbé Pinchot ou de l’abbé Rémond, participent activement à la diffusion de son œuvre. Le Canada français, qui connaît un fort engouement pour le mouvement romantique, s’attache à cette poésie inspirée par les beautés de la nature. Et, par un curieux effet de miroir, les pages de Chateaubriand lui révèlent celles que l’on peut découvrir sur son propre sol. « Il avait eu la sensation de l’infini », écrit l’historien Chapet. Dans un pays marqué également par un certain éveil des nationalités, écho des sentiments intimes, romantisme chrétien et idées libérales esquissent en quelque sorte la synthèse, comme en Europe d’ailleurs, entre l’ordre ancien et le monde nouveau.
Plus au sud, Beatriz Gil, professeur à l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul, à Porto Alegre, a présenté la réception de l’œuvre de Chateaubriand au Brésil. Chateaubriand a représenté deux champs d’intérêt principaux pour ce pays neuf. D’une part, la redécouverte de la culture amérindienne et, d’autre part, l’importance de la religion chrétienne, appréhendée comme véritable socle de l’identité nationale. Les textes de Chateaubriand ont ainsi permis de typifier des idées et de donner forme, au XIXème siècle, au discours brésilien naissant.
Traversée de l’Atlantique et retour en Europe avec Véra Milchina, directeur d’études à l’Université d’Etat des Sciences humaines de Russie, École des recherches actuelles en Sciences humaines de l’Académie Russe de l’Économie nationale, à Moscou. Elle nous a appris que la première traduction de Chateaubriand est celle d’Atala, en 1801. D’autres traductions, notamment celle de René, suivent dans la décennie. Les lecteurs russes sont séduits, eux aussi, par l’exotisme géographique et historique de ces œuvres, ainsi que par la description des beautés de la nature. En 1848, des revues commencent à publier des passages des « Mémoires d’outre-tombe » et de nombreux auteurs vont s’inspirer, de près ou de loin, de l’œuvre de Chateaubriand.
C’est également le cas en Pologne. Dans une très belle intervention, intitulée « Traduire un orchestre », enchantements, déplacements et malentendus dans la réception de Chateaubriand dans l’espace culturel polonais, Aleksandra Wojda, chargée de cours à la Sorbonne, a développé l’idée selon laquelle René a constitué un représentant idéal de sa génération. Des pièces de théâtre, art majeur dans ce pays à cette époque, s’inspirent de la figure de René. Les monologues des jeunes héros constituent autant d’échos à la prose de Chateaubriand. Dans « Les Aïeux », Mickiewicz évoque le thème de la souffrance universelle. Son personnage, à l’instar de René, est privé d’illusions. En proie à un narcissisme très fort, il éprouve la dimension inconstante des passions et se heurte à une incapacité à agir qui le plonge dans des errances parfois désespérées pour, à la fin, revenir vers son précepteur. Nous découvrons que ces thématiques ont également un écho sur le plan politique. En 1795, la Pologne perd son indépendance. René devient la figure d’une certaine forme d’impuissance politique.
Les dernières interventions, plus courtes, de Andrew Counter, professeur à l’Université d’Oxford, Royaume Uni, et de Dagmar Schmelzer, Université de Regensburg, Allemagne, ont montré que Chateaubriand était encore assez peu lu dans ces deux pays, même si les travaux universitaires, et cette journée en était la preuve, sont nombreux et fort nourris.
En bref, une très belle journée où il apparaissait que Chateaubriand, même si sa présence est peut-être moins forte que celle d’un Hugo ou d’un Flaubert, est un auteur lu et étudié dans le monde entier.
Laurent Vivat
Intéressant, mais lit-on encore Chateaubriand de nos jours, en France comme à l’autre bout du monde? Et faut-il le relire?
Chère Lise,
Oui ! On lit encore Chateaubriand. Les Mémoires d’Outre tombe ne se lisent pas : elles se picorent pendant toute une vie ! Si on veut entrer dans l’univers de François-René (qui m’avait valu un bel échange téléphonique avec feu Jean d’Ormesson… qui m’avait « embrassé » après plus d’une heure de discussion sur le vicomte), je vous recommande « La Vie de Rancé », le fondateur de La Trappe…
J’ai beau être un impénitent mal pensant, classé plutôt irrécupérable « gauchiste », la fréquentation de Chateaubriand restera un des grands plaisirs de ma vie…
Je ne sais pas si vous y êtes allée, mais Lise, IL FAUT ALLER À LA VALLÉE AUX LOUPS… et sans doute aussi se rendre aussi à Saint Malo, au Grand Bé. Évidemment, sans imiter « l’agité du bocal » (Sartre selon Céline) qui, d’après la légende, a pissé sur le tombeau de Chateaubriand qui y est enterré…
Pour toute personne dévorée du feu de l’écriture, il faut se souvenir du mot de Hugo selon lequel il sera « Chateaubriand ou rien ». N’hésitez pas : soyez Chateaubriand ou rien plutôt que Houellebecq ou rien..
Excellente recension de ces échanges ! Merci Laurent !
Merci pour ces premiers commentaires. Oui, on lit encore Chateaubriand de nos jours, me semble-t-il. En tout cas, il faut inciter les personnes que l’on rencontre à le lire. Pour la beauté incomparable du style, bien sûr. Mais aussi et surtout, peut-être, parce qu’il représente la figure de quelqu’un qui a su, tout au long de sa vie, se placer au-delà de lui-même, incarner un idéal et affirmer son irréductible liberté.
aimé et lu, par les lieux et par les livres… les mémoires d’outre-tombe ont fait mieux que mon ordinaire de lecture durant une longue navigation à la voile : l’enfance, les voyages, la construction d’un homme, la mer, l’Amérique, l’Italie… tout cela vous aborde sans détour et vous laisse presque envieux de la dimension neuve de ce magnifique écrivain français.
Je suis fou de François René que j’ai connu en lisant les Natchez…. Les Mémoires d’outre-tombe sont mon livre de chevet.
Merci à tous les intervenants pour ce coup de pub fichtrement bien mérité !