Alors que le 23 juin 2019 marquera les soixante ans de la disparition de Boris Vian (1920-1959) et que les hommages ne manquent déjà pas de se succéder, force est de constater que l’écrivain connaît de nos jours une renommée et une reconnaissance littéraire qui lui manquèrent de son vivant. “L’Écume des jours”, “L’Automne à Pékin”, “L’Herbe rouge”, “L’Arrache-cœur”… sont devenus aujourd’hui des classiques que les jeunes générations prennent toujours plaisir à découvrir, tout comme ses innombrables chansons, elles aussi indémodables. Écrivain, poète, parolier, chanteur, trompettiste de jazz, critique musical, scénariste, traducteur, acteur, peintre… plus d’un demi-siècle après sa mort, l’artiste protéiforme semble faire plus que jamais partie du paysage culturel. Une visite de l’appartement qu’il occupa Cité Véron les six dernières années de sa vie avec sa seconde épouse Ursula pourrait même nous faire croire à son éternelle présence…
Située au pied de la Butte Montmartre, derrière le Moulin Rouge, dans le 18ème arrondissement de Paris, se trouve une ravissante impasse au charme on ne peut plus désuet : la Cité Véron. Elle fut ainsi nommée en hommage au premier maire de Montmartre, le Docteur Véron, apprécié pour sa générosité et les soins qu’il dispensait gracieusement aux plus démunis, avant le rattachement du village à Paris en 1859. Au numéro 94 du boulevard de Clichy, une belle enseigne en émail bleu marque l’entrée de la cité, juste au-dessous de celle du Théâtre Ouvert. Étroite – à peine trois mètres de large –, avec ses quatre-vingts mètres de long, elle détient le titre de la plus longue impasse de Paris. Véritable havre de verdure, de plaisants jardinets fermés par des grilles recouvertes de lierre ou de vigne vierge laissent entrevoir les petits pavillons ou immeubles de quelques étages qui la bordent.
Au fond, à droite, une immense plaque mentionne le nom de ses plus illustres occupants : Boris Vian et Jacques Prévert. La formulation reflète non sans humour l’esprit peu conventionnel des deux poètes : “Dans cet immeuble ont vécu en voisins Boris Vian de 1953 à 1959 et Jacques Prévert de 1954 à 1977. Le 11 juin 1953 sur leur terrasse commune surplombant le Moulin Rouge Boris Vian, Jacques Prévert et son chien Ergé furent élevés au rang de transcendants satrapes du collège de pataphysique. Le site est appelé Terrasse des trois Satrapes.”
La grille tout juste franchie, quelques marches mènent à une courette sur laquelle s’ouvrent deux grandes salles. Dans l’une, Monsieur d’Dée, danseur et chorégraphe de be-bop, ami de Boris Vian, puis de son épouse Ursula après la disparition de celui-ci, y donna des cours de danse. Dans l’autre, Ursula Vian aida de jeunes danseuses et danseurs à se perfectionner. Un escalier de chêne conduit ensuite aux étages. Sur le palier du troisième se trouvent deux portes. Sur celle de gauche, deux larges plaques émaillées avec les mentions “ingénieur” et “musicien” ne laissent aucun doute quant à l’identité du locataire. Placardé au-dessus de la porte, un écriteau manuscrit signé de la main même de Boris Vian indique “la direction de l’établissement informe les génies méconnus que le manque de place ne permet pas de les recevoir”. La petitesse du logis ne permet, en effet, d’en héberger qu’un seul. La porte de droite, vous l’aurez deviné, est celle de l’appartement de Jacques Prévert. Les deux habitations appartiennent au Moulin Rouge et se situent d’ailleurs sur sa terrasse, également au-dessus du Théâtre Ouvert.
À la mort de Boris Vian, sa veuve conserva intact leur domicile, faisant de celui-ci un lieu de mémoire. Avant de disparaître à son tour en 2010, elle avait chargé Nicole Bertolt, qui l’avait aidée pendant de longues années dans sa mission de conservation et de transmission de l’œuvre de son mari, de reprendre le flambeau. Directrice du Patrimoine Boris Vian, cette amie fidèle d’Ursula entretient depuis avec passion la tradition d’accueil du public. Ce samedi 9 décembre 2017, par une belle matinée froide et ensoleillée, c’est elle qui accueille ce petit groupe de curieux passionnés avec un chaleureux “Bienvenue chez Boris et Ursula Vian !”.
Avant de pénétrer dans l’appartement, une visite de la terrasse s’impose, accompagnée comme il se doit de l’histoire de ce quartier autrefois si populaire et authentique où abondaient cabarets et cafés-concerts. Cette immense terrasse commune aux deux poètes de laquelle Boris Vian, accoudé à la balustrade, aimait tant regarder tourner les ailes du Moulin Rouge… Elle fut tout aussi bien le terrain de jeu de ses enfants et de la fille de Prévert que le lieu de rassemblement des fêtes les plus joyeuses.
Sur la photographie prise dos au Moulin Rouge, on peut distinguer au premier plan à droite, en arrondi, le toit d’une des deux salles du Théâtre Ouvert, ce Centre Dramatique National de Création consacré à la découverte et à la diffusion de textes contemporains d’auteurs vivants dirigé pendant plus de quarante ans par Lucien et Micheline Attoun, à gauche, l’appartement de Prévert et, au fond, celui de Vian.
L’arrivée à la Cité Véron marque un tournant dans la vie de Boris Vian. Séparé de sa femme Michèle devenue la maîtresse de Jean-Paul Sartre, épuisé par les épisodes d’insuffisance cardiaque qui l’ont obligé à abandonner à contre-cœur la trompette, contraint à multiplier ses activités pour compenser financièrement sa démission de l’AFNOR, moralement abattu par l’affaire de “J’irai cracher sur vos tombes”, il est au plus mal et vit dans un petit studio de huit mètres carrés boulevard de Clichy.
Mais en juin 1950, il rencontre, lors d’un cocktail chez Gallimard, Ursula Kübler, jeune danseuse zurichoise membre de la troupe de Roland Petit. Il aime alors aller la chercher à ses cours de danse Cité Véron. C’est Ursula qui va découvrir, sur les toits du Moulin Rouge, un local servant d’entrepôt. Il ne comporte évidemment ni eau, ni électricité, ni chauffage. Qu’à cela ne tienne ! Boris Vian est ingénieur et, de plus, doué de ses mains, adore bricoler. Il va non seulement concevoir les plans du futur appartement avec la plus grande minutie, mais aussi se charger lui-même de tous les corps de métiers ! Au début, le logis est constitué d’un salon, d’une chambre, d’une kitchenette et d’un petit sanitaire. Puis, d’un deux pièces, l’appartement s’agrandit au fil des ans à un trois, puis quatre et finalement cinq pièces. Boris Vian y ajoutera même une mezzanine à laquelle on accède par un petit escalier fermé par une trappe. C’est dans cette chambre qu’il aime à s’isoler lorsqu’il est fatigué ou pris par une crise de découragement.
Pendant des mois, il s’attelle à la construction de son petit cocon. Il fait tout lui-même et en est très heureux. Il place des étagères pour ses livres et ses disques, pose le parquet, installe la kitchenette de la manière la plus fonctionnelle possible. Chaque ustensile de cuisine a sa place tout comme sont soigneusement triés et rangés les nombreux outils qu’il entrepose et collectionne dans son établi. L’artiste est ordonné.
Il fabrique lui-même ses meubles avec l’aide d’un ami : la table du salon, son bureau et sa chaise de travail. En effet, de grande taille, ses longues jambes nécessitent un siège particulier afin de pouvoir écrire confortablement. Avec Ursula, il achète à crédit aux Puces deux chaises au dossier ajouré en forme de cœur, un canapé rouge et un piano-bastringue. Ses frères antiquaires à Saint-Germain des Prés se chargent de lui offrir toutes sortes d’instruments de musique originaux dont l’amusante guitare-lyre.
Une petite anecdote savoureuse montre l’inventivité si besoin est de l’artiste : l’appartement étant assez petit, il remarque, après avoir construit la salle de bains, que la baignoire n’y rentre pas. Pas paniqué le moins du monde, il décide alors de faire un trou dans le mur pour l’y faire passer. Celle-ci fut ainsi disposée à cheval entre deux pièces et Boris Vian prenait donc son bain la tête dans sa chambre à coucher et les pieds dans sa salle de bains !
La visite aujourd’hui de cet appartement si empreint de la personnalité de son ancien occupant est extrêmement émouvante car rien n’y a été déplacé. Son piano, ses objets familiers, ses tableaux, ses livres, ses disques, son bureau, son établi… donnent l’impression qu’il y habite toujours. La machine à écrire et le tourne-disque, symboles de ses deux grandes passions, semblent prêts à se remettre en mouvement… Sur les murs, le calendrier perpétuel des pataphysiciens imaginé par Alfred Jarry, ses diplômes encadrés d’équarisseur de première classe et de satrape voisinant avec celui d’ingénieur de l’Ecole Centrale nous rappellent la personnalité originale et attachante de l’auteur de “L’Écume des jours”.
Tout chez le poète-bricoleur donne une impression de chaleur et de bien-être qui était intimement liée à la singularité de Boris Vian. Venir chez Boris Vian, c’est finalement apprendre à le connaître d’une bien jolie façon…
Isabelle Fauvel
Site officiel de la Cohérie Boris Vian
Pour participer à une visite privée de l’appartement de Boris et Ursula Vian
Et une petite visite sur YouTube
Merci Isabelle, à défaut de pouvoir faire le délicieux voyage jusqu’à la Butte Montmartre, je m’en vais relire L’écume des jours !
Merci, Marie. Très bonne lecture !
Le nouveau magazine littéraire consacre en juin un numéro consacré à Vian. Cet homme qui écrivait de si jolies choses comme:
« Je voudrais que tu sois là
Que tu frappes à la porte
Je voudrais que tu sois là
Que tu frappes à la porte
Et tu me dirais c’est moi
Devine ce que je t’apporte
Et tu m’apporterais toi. »
Boris Vian ( Berceuse pour les Ours qui ne sont pas là 1951)
Et voilà que L’écume des jours s’invite aux épreuves du bac aujourd’hui…
Jacques Prévert a écrit un beau poème en hommage à son voisin-ami :
Sa date de naissance
sa date de décès
ce fut langage chiffré
Il connaissait la musique
il savait la mécanique
les mathématiques
toutes les techniques
et les autres avec
On disait de lui qu’il n’en faisait qu’à sa tête
on avait beau dire
il en faisait surtout à son cœur
Et son cœur lui en fit voir de toutes les couleurs
son cœur révélateur
Il savait trop vivre
il riait trop vrai
il vivait trop fort
son cœur l’a battu
Alors il s’est tu
Et il a quitté son amour
il a quitté ses amis
mais ne leur a pas faussé compagnie.
Boris jouait à la vie
comme d’autres à la Bourse
aux gendarmes et aux voleurs
Mais pas en tricheur
en seigneur
comme la souris avec le chat
dans l’écume des jours
les lueurs du bonheur
comme il jouait de la trompette
ou du crève-cœur
Et il était beau joueur
sans cesse il remettait sa mort
au lendemain
Condamné par contumace
il savait bien qu’un jour
elle retrouverait sa trace
Boris jouait à la vie
et avait des bontés pour elle
Il l’aimait
comme il aimait l’amour
en vrai déserteur du malheur
Mille mercis pour ce moment chez Boris Vian et Ursula.
bONJOUR
Je suis passée aujourd’hui a la cité Véron et j’ai été très touchée de découvrir cette impasse et la maison de Boris Vian et Prévert. Est-il encore possible de la visiter ?
Merci pour votre réponse.
MFV
Oui, il est toujours possible de visiter l’appartement de Boris Vian ainsi que la terrasse commune aux 2 appartements. Cf. Lien internet sous l’article.