L’étrange destin de Vivian Maier a été beaucoup raconté lorsque, de façon posthume et très savamment médiatisée, les milliers de photos qu’elle avait prises sont devenues une « Œuvre ». Une gloire tardive éclatante pour consacrer une vie obscure. Fallait-il en faire un livre et si oui, dans quel registre ?
Gaëlle Josse a choisi une certaine ambiguïté. En tête de livre, figure – en anglais, on se demande bien pourquoi – la mention classique « ceci est une fiction… , toute ressemblance avec des personnages ayant existé serait une pure coïncidence… ». Et, en fin de livre, l’auteur remercie toutes les sources qui lui ont permis de retracer les étapes d’un parcours de vie, celui de Vivian Maier après avoir avoué s’être refusée à toute biographie romancée. On imagine une prudence d’avocat. On regrette cette posture d’un choix mal assumé.
Parce que c’est bel et bien de Vivian Maier qu’il est question de la première à la dernière page.
Pour ceux qui auraient raté l’épisode de la découverte de « la nounou photographe » – titre du Wall Street Journal en janvier 2012 -, petit rappel : en 2007, un « jeune-agent-immobilier-passionné-de-brocante-et-de-vente-aux-enchères » achète pour quelques centaines de dollars des vieux cartons remplis de tout et de rien. Dans le tout et le rien, des centaines de photos et encore plus de négatifs dont il ne sait quoi faire. Il en publie quelques-unes sur des sites en espérant que certaines des personnes portraitisées se reconnaîtront. En espérant aussi que les internautes lui feront part de leurs commentaires qui l’aideront à évaluer la qualité artistique – et vénale si possible, sait-on jamais ? – des vieux cartons dont il est devenu propriétaire. Le hasard veut aussi que, deux ans plus tard, il trouve enfin un indice dans ces vieux cartons qu’il n’en finit plus de fouiller : c’est un nom, Vivian Maier. Il compte encore sur internet pour faire un lien entre le nom et le contenu des cartons. Vivian Maier est justement décédée trois semaines plus tôt. Un avis de décès a été publié par trois frères, les Gensburg. Vivian Maier a été leur nounou pendant dix-sept ans à Chicago. Oui, racontent-ils à l’agent immobilier, ils se souviennent qu’elle trimballait partout un appareil photo. Oui, ils se souviennent qu’elle les emmenait parfois dans des endroits incongrus ou, à tout le moins, pas les sortes d’endroits où l’on emmène les enfants. Non, ils ne savaient pas qu’elle avait pris autant d’images. Non, ils ne connaissent pas grand-chose de sa vie d’avant son arrivée dans la famille. Ni d’après son départ si ce n’est que découvrant tardivement qu’elle finit ses jours dans la plus grande solitude, ils feront ce qui est en leur possible pour alléger la peine de celle qui ne leur demande rien.
L’agent immobilier tient un fil au bout de son flair et de sa chance : la nounou-photographe. Les internautes ont envoyé des commentaires enthousiastes, dithyrambiques après chaque photo publiée. Le buzz monte. Un concurrent pointe son nez et trouve d’autres cartons, tout aussi emplis de trésors inconnus, nés de l’œil de Vivian Maier. Le monde de la photo se pince le nez devant le surgissement si peu orthodoxe de l’œuvre trop prolifique d’une photographe improvisée qui, de surcroît, n’a même pas vu l’essentiel de son œuvre puisqu’il n’en existe aucun tirage.
Succès. Grand succès. Expositions partout dans le monde. Vivian Maier, dont nul ne sait si elle en aurait autant demandé, gagne, envers et contre l’adversité académique, une gloire artistique.
Gaëlle Josse, donc, intriguée par le contraste entre l’invisibilité d’une vie et l’acclamation universelle de ce qui devient une œuvre, est partie à la recherche de Vivian Maier. Avec les précautions mentionnées plus haut, elle a fouillé la généalogie et analysé les rares témoignages de ceux qui se souviennent avoir croisé cette femme. Pour tous, une costaude, une austère, une taiseuse. Ensuite, c’est selon : gaie ou lugubre, chaleureuse ou cassante, ouverte ou autoritaire, fière ou rigide.
Enfin, il y a les aléas d’une vie dont les paramètres ne se sont jamais alignés sous les meilleurs astres. Soit l’histoire d’une famille d’origine française qui a tenté à plusieurs reprises l’aventure américaine au début du vingtième siècle, qui a fini par s’implanter sur la côte est mais pour qui le rêve ne s’est jamais matérialisé, flottant au gré des vapeurs d’alcool, des internements psychiatriques et des divorces sordides.
Renonçant – on la comprend – à son père, sa mère et son frère, Vivian tracera finalement seule sa route. Vendant ses services de bonne d’enfants pour assurer sa survie, dépensant ses économies en matériel photographique en ne s’offrant que très rarement le luxe de faire développer ses photos. Elle mourra en 2009 dans une grande misère évitée de toute justesse grâce à l’intervention des frères Gensburg.
Le livre de Gaëlle Josse adopte un ton juste, délicat. Elle ne fait pas de Vivian Maier une héroïne. Elle la dépeint en invisible presque ordinaire, en parfaite adéquation avec les nombreux autoportraits qu’elle a laissés dans ses cartons. Ce n’est pas un roman, sans doute pas une biographie. Plutôt la longue légende d’une photo qui aurait pu rester floue.
Marie J
« Une femme en contre-jour ». Gaëlle Josse. Editions Notabilia. 154 pages.
Signalons (il ne l’a pas fait, il est modeste !) que Philippe (Bonnet) avait fait un article sur Vivian au début de l’année (« La singulière signature de Vivian Maïer).
Je lui avais répondu cela :
« Jamais cru à cette histoire de nounou qui gagne assez d’argent pour acheter des appareils de photos, faire des milliers de bobines (sans les développer et qui les entrepose dans une garde-meuble)… et maintenant on apprend qu’elle voyageait ! Je veux être nounou à New York !
Et en plus qui pratique tous les styles des grands photographes…
« It’s a fake » disait Bogart en grattant la surface du « Faucon Maltais »…
C’est ce que je me suis dit dès la sortie de « à la recherche de Vivian Maier » (on peut d’ailleurs retrouver mon article de l’époque sur Froggy’s Delight).
La vérité éclatera bien un de ces jours et l’imposture de John Maloof sera alors un beau scandale puisque les tirages se vendent très chers… »
Peut-être que le livre de Gaëlle Josse me fera taire définitivement… En tout cas, je reste le sceptique numéro 1… mais je ferai mon mea culpa dans le prochain article que Philippe ou Marie J lui consacrera…
Philippe, je suis d’accord avec vous sur l’invraisemblance de cette histoire mais il en est parfois de réelles. Je n’ai pas la clé dans ce cas particulier. Et le livre de Gaelle Josse joue sur cette ambiguïté : roman ? biographie ?
Au-delà des aspects biographiques, Vivian Maier fut bel et bien une très grande «photographe de rue » (street photographer, pour qui préfère l’expression anglo-américaine consacrée). Elle ne pratique pas « tous les styles des grands photographes », elle se range parmi eux, avec son style propre. Il faut savoir gré à John Maloof d’avoir fait connaître son œuvre. Qu’il en tire profit ne me choque pas. Son travail mérite récompense. Quant au film qu’il en a tiré, il est passionnant.
Enfin, où serait l’imposture ? Les photos existent, qui les à prises, sinon Maier, ce dont témoignent ses multiples autoportraits ?. Eugène Atget a eu sa Berenice Abbott, Vivian Maier a eu John Maloof.