L’espace d’une soirée au théâtre, nous voici transportés au fin fond de la Russie profonde en 1888. Nous sommes dans la datcha de Tchouboukov Stepan Stepanovitch le jour où Lomov, le voisin, vient demander la main de sa fille Natalia Stepanovna. Celui ci a mis les formes et s’est endimanché -habit et gants blancs- pour l’occasion, mais il n’y a là rien de romantique dans cette démarche « je ne peux pas ne pas me marier… D’abord, j’ai déjà trente-cinq ans – un âge, comme on dit, critique. Ensuite, il me faut une vie tranquille et réglée… J’ai un souffle au cœur, des palpitations permanentes, je suis impulsif et tout le temps affreusement émotif… En ce moment, là, j’ai les lèvres qui tremblent et, à la paupière de droite, un petit tic qui me tiraille… mais le plus affreux de tout chez moi, c’est le sommeil. À peine au lit, à l’instant de m’endormir, d’un coup, dans le flanc gauche, vlan, ça me tire et ça remonte droit dans l’épaule et dans la tête… je saute du lit comme un fou, je fais deux trois pas, je me recouche, et, à peine au bord de m’endormir – vlan, dans le côté, c’est reparti. Et comme ça, vingt fois de suite… ». Tout ceci n’est pas très engageant.
Mais la promise –« Je parie qu’elle est amoureuse comme une chatte, et ainsi de suite » dit le père- ne va pas se comporter vraiment comme on l’attendrait d’un cœur à prendre. La conversation ne prend pas la tournure escomptée. Très vite la discussion vient buter sur un point d’achoppement fondamental « mes Petits-Prés-aux-Bœufs », un bien limitrophe des deux propriétés et revendiqué par les deux parties. Le ton monte et les esprits échauffés, après un court répit, vont bientôt rebondir sur un autre sujet tout aussi conflictuel : les chiens « notre Otkataï est bien meilleur que votre Ougadaï ! ». La demande en mariage aurait pu s’intituler « de l’art de se quereller ». Dans la petite salle du théâtre de poche, la demande en mariage se transforme en pugilat.
Ce sont les mêmes ressorts comiques qui fonctionnent avec « L’Ours » : Depuis la mort de son mari, un an plus tôt, Mme Popova refuse de sortir et se considère aussi morte que feu son bien-aimé mari. Or surgit un dénommé Smirnov, ancien officier d’artillerie, qui s’introduit chez elle malgré son refus de recevoir qui que ce soit. C’est que l’époux de madame Popova devait douze cents roubles à Smirnov et que ce dernier en a besoin tout de suite pour payer des intérêts… Là où tout pourrait se passer simplement, quiproquos, conflits, mesquineries et passions viennent compliquer l’intrigue, entraînant les personnages dans des retournements de situation des plus cocasses.
Ces deux courtes pièces que l’auteur appelait « plaisanteries » de jeunesse, vont marquer pour lui le début du succès.
Dans la mise en scène tumultueuse de Jean-Louis Benoît, les trois acteurs font merveille : Émeline Bayart joue les fortes femmes et fait trembler les murs du théâtre de Poche. Elle fait équipe avec Jean-paul Farré et Manuel Le Lièvre et tous les trois en rajoutent, en font des tonnes, grimacent, gesticulent, hurlent dans une harmonie parfaite. Cette façon de surjouer, de s’inscrire dans l’excès renforce la charge comique indissociable de la folie et de la violence des personnages. « Il y a un fond tragique dans les personnages (…) mais on est surtout dans l’absurde », dit le metteur en scène.
Et si les personnages sont risibles, ils ne sont jamais vraiment mauvais ; ils portent en eux l’universel de la condition humaine, une caractéristique de l’œuvre de Tchekhov parfaitement traduite dans ces deux petites farces absurdes et au comique irrésistible superbement jouées et mises en scène.
Marie-Pierre Sensey
« Une Demande en Mariage » suivie de « l’Ours »
Anton Tchekhov ( Traduit du russe par André Markowicz et Françoise Morvan )
Mise en scène Jean-Louis Benoît Théâtre de Poche Montparnasse Jusqu’au 14 juillet
Ainsi a-t-on l’envie d’aller à Paris entendre Tchekhov.
Merci
Dommage que ce soit la traduction de Markowicz ! Mais je ne ferai pas mon grognon habituel…
Les petites pièces de Tchékhov sont des bijoux… Mon âge avancé me permet d’avoir eu la chance de les voir sous la houlette du grand Jacques Mauclair… Cet homme merveilleux qui a tant fait pour Ionesco et Beckett… Une grande pensée pour lui et en même temps à sa merveilleuse partenaire Tsilla Chelton
Et vive Anton !