Un printemps très chambriste

Le 2 avril dernier, au Théâtre des Champs-Elysées, deux grands chambristes français venaient défendre leur dernier CD, mais bizarrement, dans le programme, aucune mention de cette sortie. Bref notre plus célèbre violoniste, Renaud Capuçon, et son cadet de cinq ans, David Fray, un de nos meilleurs pianistes, présentaient la crème de la crème de la musique de chambre, des sonates pour violon et piano de Bach.
Nous avons entendu ce soir là de la musique de chambre dans toute sa pureté « alla Bach », dans laquelle on distingue nettement, à la fois dans les quatre mouvements successifs des sonates -lent, vif, lent, vif-, et dans le style général, la nette influence des maîtres italiens, tels Corelli, Frescobaldi ou Vivaldi, découverts par Bach à la Cour de Weimar (1708-1717). Le virtuose de l’orgue des brumes du Nord découvrait alors, grâce à eux, le soleil, du Sud, et devait le retranscrire dans ces sonates composées dans les années 1720.
À vrai dire, il m’a semblé entendre surtout le soleil du Sud sous les doigts du pianiste, alors que le violoniste m’a paru généralement plus en retrait. À quoi tenait cette impression ? À une exubérance toute personnelle de David Fray ce soir-là? À un accord entre les deux complices mais pourquoi? Au désir présumé du futur « Cantor de Leipzig » ?
Bien sûr il y avait des moments où virtuosité et sonorité se répondaient, d’autres où le violon venait au premier plan, mais la plupart du temps le piano me paraissait s’imposer, si bien que j’étais très curieuse d’écouter le CD. Eh bien l’impression est la même, David Fray me semble se détacher la plupart du temps, et j’en suis encore à m’interroger… Décidément, il faudrait pouvoir interviewer le grand Bach lui-même sur ses intentions en composant ces sonates. Et de toute façon, les deux artistes nous offrent un rare moment de suave allégresse.

Quelques jours plus tard, toujours au Théâtre des Champs-Elysées (TCE), le cycle Brahms chambriste se poursuivait, et je ne pouvais pas résister à notre prodige Edgard Moreau, notre violoncelliste virtuose de vingt-cinq ans, dont je ne cesse de célébrer les louanges au risque de vous fatiguer (notamment article du 13 février 2018). Mais il y a de ces phénomènes qui vous touchent au cœur auxquels on ne peut pas résister (ah sa bouille d’enfant rebelle et ce son qui s’impose à la seconde !), et cette saison, nous avons la chance de le voir programmé à plusieurs reprises à Paris. Profitons-en !
Or le concert de ce cycle nous faisant découvrir un éminent chambriste nommé Brahms débutait par la « Sonate pour piano et violoncelle n°2 en fa majeur » avec Edgar et un jeune pianiste complice, de six ans son aîné, le sud-coréen Sunwook Kim, entièrement formé au pays. Ils aiment se produire ensemble, et mon sentiment fut celui d’une entente et d’une écoute mutuelle parfaites entre les deux instrumentistes, me renvoyant à mes interrogations des jours précédents.
Dans le quintette à cordes qui suivait, Edgar me manquait déjà, heureusement le voilà qui est revenu pour le sextuor à cordes final (composé vingt ans plus tôt que le quintette), et naturellement, je n’avais d’yeux et d’oreilles que pour lui, tout en admirant l’écoute mutuelle des six chambristes. Me demandant si à ce stade et à son âge, le jeune Moreau choisissait de parfaire son art en jouant le plus souvent possible avec des confrères plutôt qu’en soliste. D’ailleurs le 21 mars dans l’auditorium de Radio France, il fallait le voir en soliste vedette au premier plan, à peine plus grand que son bel instrument, maestro Lahav Shani derrière lui, face au National largement déployé pour un vibrant « Don Quichotte » de Richard Strauss.
Au TCE, la poursuite de cet exceptionnel cycle Brahms chambriste le verra revenir le 21 mai avec d’illustres collègues.

Ce printemps nous vaut aussi un nouvel opus d’une grande violoncelliste française, Ophélie Gaillard, de vingt ans l’ainée d’Edgar, soliste accomplie défrichant depuis douze ans des pages baroques sur instruments anciens avec son ensemble Pulcinella. Du trio à la formation orchestrale, elle dit privilégier un esprit de musique de chambre en compagnie de stars internationales comme de jeunes professionnels prometteurs. Six disques jalonnent le parcours de Pulcinella pour le label Aparte depuis leur premier enregistrement des sonates de Vivaldi, « comme autant d’angles nouveaux qui caractérisent notre travail de recherche sur les sources, sur l’articulation et les timbres : Vivaldi, Boccherini, Bach père et fils.. ».

La façon dont Ophélie Gaillard avait défrayé la rubrique des faits divers en février 2018 nous montre la hauteur des enjeux qui jalonnent ce milieu. Elle avait porté plainte un vendredi soir pour avoir été braquée à la sortie de son domicile de Pantin par un individu armé d’un couteau lui enjoignant de lui remettre son téléphone portable et l’étui de son violoncelle, selon « Le Monde ». Aussitôt, la musicienne mettait un message sur sa page Facebook appelant à l’aide, précisant que son archet personnel avait été fabriqué par Jean-Marie Persoit vers 1825 à Paris.
Quant à son violoncelle, estimé à près de 1,3 million d’euros, fabriqué à Udine en 1737 par le luthier italien Francesco Goffriller, il lui avait été prêté depuis une quinzaine d’années par la banque CIC, réalisant ainsi son premier achat d’instrument.
Mais comment pouvait-on imaginer « écouler » un tel instrument si bien répertorié ?
En fait, dès le lendemain, à la suite d’un coup de fil anonyme, la violoncelliste le retrouvait sur la banquette arrière d’une voiture à la vitre fracturée garée devant chez elle. Le mystère demeure entier, alors même que les grands instrumentistes ont le privilège de manipuler des chefs-d’œuvre façonnés par des maîtres luthiers: Edgar Moreau possède un David Tecchcler de 1711, tandis que Renaud Capuçon joue le Garnieri del Gesu « Panette » (1737), autrefois entre les doigts d’Isaac Stern.

Retour aux sources, donc, pour Pulcinella, avec ce double album consacré au génial violoncelliste Boccherini (1743-1805). Rien d’étonnant à ce retour, s’agissant de l’un des grands virtuoses de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, pionnier de la technique et du répertoire du violoncelle (Edgard lui aussi l’avait célébré en 2015 dans son CD « Edgarmoreaugiovincello », voir mon article du 10 février 2016 ).
Nous allons de délices en délices baroques, « le lumineux équilibre du classicisme naissant cède la place au frémissement de l’âme », comme le dit Ophélie, reprenant la déclaration de Boccherini dans une lettre au frère cadet du poète André Chénier : « La Musique sans affects ni passion est insignifiante. »
Affects et passion ne manquent pas dans ces trois concertos, dans cette symphonie « La Casa del Diavolo », dans ce quintette à cordes, et dans ce Stabat Mater servi par la grande soprano baroqueuse Sandrine Piau.
Ça et là, Ophélie s’est laissée guider par l’imagination, s’est permis « d’étoffer l’effectif des cordes par endroits », de « laisser libre cours à quelques divagations sonores » : « Nous avons fait silence dans cette nuit madrilène pour que le texte parle… au sens d’une rêverie bergsonienne ».
La dernière sonate en est une illustration saisissante et poignante.

Lise Bloch-Morhange

Théâtre des Champs-Elysées, Cycle Brahms chambriste, Edgar Moreau, Renaud Capuçon, Nicholas Angelich, 21 et 27 mai

Théâtre des Champs-Elysées, récital David Fray, « Variations Goldberg » de Bach, 27 juin

Auditorium de Radio-France

Ensemble Pulcinella

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