Bienvenue au pays des savants de la littérature. Lesquels ont rédigé en plus de 1200 pages, un dictionnaire sur Guillaume Apollinaire. Cinquante chercheurs ont en effet tenté de faire le tour de l’écrivain. Ils se sont partagé pour ce faire quatre cent cinquante entrées, sans pour autant être exhaustifs, principe qui appartient davantage aux encyclopédies. Ce travail massif, captivant, succède à une impressionnante production sur les lettres émises et reçues (1) par l’auteur du « Pont Mirabeau ». Au point que tout ce qui a été publié sur lui à ce jour, distance assez largement l’œuvre de l’artiste polygraphe. Le « Dictionnaire Apollinaire », qui vient de sortir aux éditions Honoré Champion, étoile derechef un ciel déjà bien riche en références.
Au total, à moins de se couper du monde pour quelques jours, il faudra au lecteur plusieurs mois pour en venir progressivement à bout. Et le contenu est si riche que l’on pourra continuer de puiser dans cette somme exceptionnelle des années durant. C’est l’apanage des dictionnaires que de délivrer renseignements et plaisirs dans ce qu’il conviendrait d’appeler en l’occurrence un trésor. L’enfant, l’homme, le guerrier, le poète, l’écrivain, le journaliste, le critique d’art, l’artiste aussi, l’éditeur de revues, le découvreur de talents, le promoteur de l’esprit moderne, l’amant, l’ami, presque aucun aspect d’Apollinaire n’a échappé aux universitaires qui ont apporté leur riche obole à ce travail conséquent. L’on sent bien que chacun, par sa contribution, a apporté toute sa science, le mot est pleinement justifié, à ce travail considérable effectué sous la houlette de Daniel Delbreil professeur émérite à l’université de la Sorbonne Nouvelle-Paris-3. Un tel concours d’intelligences terrassera pour longtemps toute idée de projet concurrent.
Toutefois, si cet ouvrage extraordinairement fécond élargit les frontières du sujet et multiplie les digressions pertinentes, il peut aussi souffrir la critique. Les éditions Honoré Champion ne font certes pas dans le roman populaire, mais ce dictionnaire dans son écriture-même, contient des explications parfois discriminantes. Tandis qu’un banal dictionnaire va définir l’ironie comme une raillerie, « le contraire de ce que l’on veut faire entendre », l’un des auteurs la définit quant à lui tel un « fait de polyphonie énonciative suggérant un écart entre le contenu asserté et l’intenté du discours ». En même temps, c’est si joliment dit, que ce chapitre qui évoque « l’ironie romantique » de Guillaume Apollinaire, renvoie au lecteur un reflet de lui-même des plus flatteurs.
Si le travail abattu est sans doute honnête on peut regretter que certains partis-pris ferment la porte à d’autres hypothèses. Par exemple, la séquence consacrée à « Zone », le poème qui ouvre si brillamment le recueil « Alcools », impose l’idée que le titre a été trouvé par référence à ce qui entoure une grande ville avec ce que cela suppose d’idée d’encerclement et d’enfermement. Or il existe une deuxième possibilité, évoquée sous différentes plumes, selon laquelle c’est à Étival (2) dans le Jura, que Apollinaire a trouvé ce titre par allusion à un zone détaxée qui se trouvait dans la région. Il est dommage qu’il n’en soit pas fait mention quitte à battre l’idée en brèche. Ce déplacement épique en voiture dans le Jura en 1912, avec Marcel Duchamp et Francis Picabia, est abordé. Mais il aurait peut-être mérité un chapitre tout comme le séjour à Oran que fit Apollinaire entre la fin de l’année 1915 et le début de l’année 1916. Ces lieux ne sont pas oubliés mais inclus dans un thème autre. En revanche des villes comme Monaco, Stavelot (Belgique), Berlin et bien entendu Paris ont à juste titre leur place nominative.
Il n’est rien de dire que la table des articles (en fin de 2e volume, après une bonne chronologie) balaie sur plus de 10 pages un spectre d’intervention extrêmement large. Le lecteur pourra soit aller de A jusqu’à Z en randonneur méticuleux de l’itinéraire apollinarien, soit au contraire effectuer sondages et carottages au gré de sa curiosité ou de ses envies. Le chapitre ainsi rédigé par Mario Richter quant à la place de la Vierge Marie dans la vie et l’œuvre de l’écrivain séduit par son originalité. Celui dévolu à la scatologie force le respect devant la bravoure de Catherine Moore dont la plume n’a ce faisant, pas tremblé. C’est la même d’ailleurs qui aborde le sujet des seins, du sexe féminin ou masculin, dont elle décrypte les nombreuses allusions dans l’œuvre et la correspondance d’Apollinaire.
On ne peut pas nommer tous les contributeurs à ce travail pondéral autant que passionnant. Pierre Caizergues, Claude Debon, Étienne-Alain Hubert, Victor Martin-Schmets, Barbara Meazzi, Gérald Purnelle, Peter Read ou encore Isabel Violante, font partie de la liste des incontestables spécialistes d’Apollinaire. Un tel recrutement est exceptionnel. Dans son avertissement liminaire, Daniel Delbreil évoque la diversité des participants et leurs « décalages d’appréciation » qui au final ne livrent pas selon lui, « une image uniforme d’Apollinaire ». C’est tout à fait évident. Le cumul de toutes ces connaissances, le croisement des points de vue et analyses variés, la multiplicité des approches et les contrastes qui en découlent, donnent une valeur inédite à ce dictionnaire à part. Lequel comporte quand même un courant unitaire à l’énergie fluviale: la passion du sujet.
PHB
« Dictionnaire Apollinaire » sous la direction de Daniel Delbreil, éditions Honoré Champion, deux volumes, 120 euros (jusqu’au 31 août)
(1) Lire à propos de La correspondance générale et Des Lettres reçues (par Gérard Goutierre)
(2) Et qui lui a d’ailleurs inspiré le calligramme « Et je fume du tabac de zoNE ».
Les soirées de Paris sont elles mentionnées dans cette somme ? Sans quoi il s’agirait d’une lacune…
Doublement: l’ancienne revue (1912-1914) et son prolongement revendiqué (2010-2019). Que Isabel Violante en soit remerciée au passage. PHB
Erudit et pas sectaire, honorons Champion !
Tout ce qui augmente est bon. Le plaisir de retrouver comme de découvrir.
Et je partage les nuances sur ‘Zone’.
Certes, la zone militaire qui entourait jadis Paris (juste entre l’actuel périphérique et les boulevards) et qui est devenue cette partie aujourd’hui bâtie en HLM (ou logements sociaux) était bien une ZONE.
Mais au lieu d’encerclement ou d’enfermement, le sens (certes bien plus moderne) de « no man’s land » me semble tellement plus approprié !
Le fait qu’il soit circulaire est pour moi accessoire.
La zone est ce lieu fantomatiquement vide, zone tampon, lieu d’observation ou de surveillance, où tout peut se produire, barrière de l’osmose, entre rêve et réalité, passé et avenir, utopie et dystopie… bref, la Zone, c’est ‘Wuillaume’, un ‘cointreau-whisky’, enfant de chœur à Rome et auteur des Cent mille verges, un polygraphe, un être libre.
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