Nul ne sait ce que nous réserve le passé

Le 10 décembre 1946, jour où il a reçu le Prix Nobel de Chimie, l’Allemand Otto Hahn a eu « une conversation plutôt désagréable » avec Lise Meitner, une éminente physicienne que les obstacles de l’Histoire ont faite successivement autrichienne, puis allemande, puis suédoise. C’est lui-même qui l’écrit ainsi dans ses mémoires, sans pour autant préciser le contenu de cette conversation. Que se sont dit ces anciens partenaires dont le travail acharné a permis de mettre en évidence la fission nucléaire ? C’est ce que Cyril Gely a imaginé à travers « Le prix »: une confrontation de 200 pages entre deux êtres puissamment intelligents, qui se connaissent par cœur, qui s’étaient crus liés par une admiration professionnelle mutuelle et une amitié indéfectible.

Cyril Gely est un expert des dialogues âpres et tendus : « Signé Dumas », une pièce de théâtre co-écrite avec Eric Rouquette racontait l’affrontement entre Alexandre Dumas et Auguste Maquet, son nègre ; « Diplomatie » s’immisçait dans la rencontre historique entre le général allemand Dietrich von Choltitz et le diplomate suédois Raoul Nordling afin d’épargner Paris de l’ordre de destruction donné par Hitler en 1944. C’est aussi un homme de théâtre et ce roman se lit presque comme un dialogue théâtral qui aurait été agrémenté de didascalies un peu plus touffues qu’à l’ordinaire.

« Une conversation plutôt désagréable » ? Sûrement pour les protagonistes tels que les a opposés Cyril Gely. Passionnante pour le lecteur. Tout repose sur l’extrême sensibilité du sujet – la découverte de la fission nucléaire a quelques années plus tard conduit à la production des bombes qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki – mais aussi sur l’amertume et la rancœur dont Lise Meitner ne s’est jamais cachée : sans sa contribution de physicienne, jamais Otto Hahn n’aurait été en mesure de faire aboutir les travaux sur la fission nucléaire dont il a publié l’essentiel en janvier 1939. Sauf que Otto Hahn a signé seul l’article qui lui a valu, en 1944, la reconnaissance de l’Académie Nobel. Lise Meitner se sent flouée, humiliée, piétinée. Et en 1946, lorsque Otto Hahn se rend à Stockholm pour recevoir « le prix », Lise Meitner qui a émigré à Stockholm en décembre 1938, lui rend visite à son hôtel quelques heures avant la cérémonie.

C’est bien sûr une histoire de légitimité scientifique bafouée. Et l’on pense à l’effet Matilda décrit par de nombreux travaux sociologiques qui soulignent combien l’apport des femmes à la science ne bénéficie jamais de la même reconnaissance que celui des hommes. L’égalité peine encore à s’imposer. Dans le tandem Hahn-Meitner, c’est un point crucial parce que leurs deux disciplines, respectivement la chimie et la physique, sont étroitement liées.

Mais cette indispensable association est aussi le fruit d’une histoire : la leur et la « grande Histoire ». Lise Meitner est née en Autriche à une époque où les femmes n’avaient accès à l’enseignement supérieur qu’à l’issue d’un parcours d’obstacles plus que sélectif. Lorsqu’elle arrive à Berlin en 1907, encouragée par ses professeurs viennois, les femmes sont exclues des laboratoires scientifiques. Quelques-uns de ses pairs allemands, dont Otto Hahn, lui font confiance. Au début, elle est quasiment une passagère clandestine : elle rentre à l’Institut par les sous-sols et n’en sort que pour aller aux toilettes dans un café au coin de la rue, le bâtiment de l’Institut ne prévoyant pas de toilettes pour les femmes… Mais, au gré des évolutions sociales et académiques, et des espoirs fondés sur les travaux qu’elle développe avec Otto Hahn, la physicienne se forge sa place et prend la direction du département de physique. Progressivement, le tandem Hahn-Meitner fonctionne à parité professionnelle, y compris pendant la Première Guerre Mondiale qui voit Otto Hahn partir dans les rangs de l’armée, et s’enrichit d’une amitié qui fait de Lise Meitner une intime de la famille Hahn.

Le national-socialisme hitlérien aura raison de cet unisson. Lise Meitner était juive et autrichienne. Après l’Anschluss, elle devient juive et allemande. Qui plus est, elle travaille sur des sujets sensibles. Tous sentent bien que tôt ou tard, il lui faudra quitter l’Allemagne. Chose faite en décembre 1938, quelques jours avant l’aboutissement des travaux qu’elle mène avec Otto Hahn et que celui-ci achèvera avec son assistant. Et publiera, seul, en janvier 1939 donc, l’article qui lui vaudra le Nobel.

Dans le tête-à-tête qui les oppose en 1946, Cyril Gely mêle les registres, professionnels et sentimentaux, il distille les atouts de l’un et de l’autre au gré de moments de tension intense dont aucune vérité absolue ne peut sortir tant la mémoire et l’orgueil se combattent sans merci, tant le contexte historique pèse sur les questionnements.

Autant Lise Meitner que Otto Hahn apportent leur part de sincérité dans l’évocation de leurs souvenirs communs et dans celle de ce qui les a séparés. La rationalité scientifique de ces deux-là est terrifiante lorsqu’elle se met au service de ce tribunal de l’amitié, d’une amitié piétinée par l’Histoire. « Nul ne sait ce que nous réserve le passé. »

Marie J

« Le prix », Cyril Gely. Albin Michel. 218 pages.

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