L’adresse a été donnée par mail. Quelque part rue du Faubourg du temple, au fond d’une cour, se trouve un vieil immeuble industriel à structures métalliques. On y faisait de la couture et aussi de l’imprimerie si l’on en juge par les indications subsistantes. Il a fallu monter des escaliers et longer des murs garnis de leur peinture d’origine. Ensuite on a poussé une porte et salué un propriétaire affable. Lequel avait redisposé ses meubles de façon à ce que fût jouée une représentation théâtrale. La pièce s’intitulait « Un bel obus », en allusion aux textes écrits par Guillaume Apollinaire, quand les projectiles ennemis et ceux qu’il envoyait, zébraient le ciel de lumières mortifères, illuminant son inspiration.
Il s’agit là d’un procédé. Sophie Bourel et Cécile Bouillot ont choisi un mode de représentation itinérante qui fonctionne avec la mise à disposition de lieux par des propriétaires ou locataires. L’idée, originale, fonctionne. Ce vendredi soir, il y avait différentes possibilités de s’asseoir, allant du canapé au tabouret de bar. Au fond du séjour une toile blanche avait été tendue entre deux piquets pour un spectacle devant durer cinquante minutes pile.
On peut tout craindre quand on se mêle de réciter des textes d’Apollinaire tellement le corpus de l’écrivain fait de vers, de prose et de calligrammes est singulièrement ardu à interpréter. Mais les deux femmes excellent dans l’exercice. Elles ont trouvé un ton, un tempo, une façon de relier chaque séquence, qui font que l’on ne s’ennuie jamais. Le fait qu’il s’agisse de femmes n’ôte rien à une affaire dont le substrat est entièrement masculin, bien au contraire. Sophie Bourel et Cécile Bouillot disent avoir en commun une « passion ardente » pour Apollinaire et cela se sent. Elles savent en restituer la poésie globale bien sûr, mais aussi la gravité, l’émotion, l’humour, et singulièrement la musicalité. Lorsqu’elles récitent « Il y a » en duo, leur synthèse est parfaite, mélodique et juste. Elles ont compris que l’écrivain trouvait dans l’écriture un moyen tout simple de tromper la peur et d’entretenir sa dignité d’auteur au milieu d’un massacre organisé. Pour elles deux, il est bien clair qu’Apollinaire a « chanté à la guerre, il n’a pas chanté la guerre ».
Les cinquante minutes sont bien organisées de façon à entretenir l’attention. De temps à autre, sur la toile blanche, défilent les images du film, « Après les combats de Bois-le-Prêtre, printemps 1915 ». Car les deux femmes ont fait le pari que l’auteur de « Case d’armons » s’y trouvait. On peut penser qu’en effet il ne devait pas être loin. Car elles se sont fondées sur le livre de Annette Becker, « La grande guerre d’Apollinaire » laquelle indique que dans une lettre à son ami Jacques Dyssord, le poète mentionnait Bois-le-Prêtre (2). Cette jonction fait particulièrement sens. S’ajoute à cet intermède filmé une séquence pédagogique qui explique aux spectateurs comment les soldats s’y prenaient pour fabriquer des bagues, par exemple en fondant l’aluminium des fusées dans un casque et en se servant d’une pomme de terre creusée comme d’un moule. C’est Cécile Bouillot qui se charge de cet éclairage technique. D’aucuns par ailleurs, se souviendront d’elle avec émotion lorsqu’elle imitait une tour de contrôle dans le film « Dieu seul me voit » et que Denis Podalydès aussi dénudé qu’elle, imitait un avion en approche. Quant à Sophie Bourel, elle incarne le soldat Apollinaire au front, l’homme plein de mots qui osait comparer les obus aux « mimosas en fleur ». Elle se fait porte-parole. Son verbe, partagé avec sa partenaire, est celui de l’autre.
Toujours est-il que ces deux comédiennes pleines de grâce, d’allant, joliment habitées par les textes et le personnage qu’elles ont choisi de faire revivre, se produisent suivant un itinéraire non écrit à l’avance. Le hasard des occasions, des invitations, des propositions, des aîtres, crée l’aventure. Chaque représentation est donc subordonnée à l’obtention d’un prêt d’appartement, musée, péniche, salle de classe ou galerie d’art (1). Avis aux bonnes volontés, elles ne seront pas déçues. Détourner pour un soir sa propre maison ou quelque autre endroit, revient exceptionnellement à être partie prenante d’une prestation théâtrale qui sur ce coup précis, vaut le détour. En général c’est suivi d’un pot organisé par l’hôte pour ses commensaux ce qui prolonge la satisfaction jusqu’à la réhydratation. Et le paiement se fait au chapeau en fonction des moyens de chacun. Ce soir-là, c’était au creux d’un cylindre métallique pouvant passer de loin pour un obus, que l’on pouvait déposer un billet. Tout se tenait.
PHB
(1) Si l’expérience tente -à raison- un lecteur ou une lectrice des Soirées des Paris, il faut expédier une proposition par mail à sophie.bourel@yahoo.fr
(2) Grâce à son imagination Guillaume Apollinaire savait tromper la censure pour indiquer à ses correspondants où il se trouvait. Ce qui fait qu’en mars 1915 il écrivait à Jacques Dyssord « Mais Dyssord irons-nous au Bois?/Et dis-moi comme en va le Prêtre? » (« Bois » et « le Prêtre » étant soulignés). Annette Becker « La grande guerre d’Apollinaire » Texto 2014
C’est le spectacle dont je vous avais parlé ? Celui qui passait un soir à la Bibliothèque Audoux ?
Je regrette de n’y être pas allé… J’ai noté le mail !
J’ai découvert un autre spectacle Apollinaire à venir en allant voir un concert (un opéra inconnu de Debussy (et pas fini), « la Chute de la maison Usher ») au musée Gustave Moreau :
Mardi 28 mai 2019 à 20 h 00…
Temps suspendu
d’après Lovecraft et Apollinaire
Par la Compagnie des Dramaticules, avec Jérémie Le Louët
Par expérience, cher Philippe, il vaut mieux réserver… et en plus ça se passe dans le cadre merveilleux de l’atelier de Gustave Moreau…
Oui cher Philippe merci de me l’avoir rappelé et ça valait vraiment le coup. PHB
Dans un casque ou pas le point de fusion de l Aluminium est 660 degrés.
Bien plus haute que la flamme qui lèche nos casseroles.
Certes cher ami lecteur. Mais avec un petit foyer de braises (800° à 1000° selon wikipédia) et en fonction d’un point de fusion à 660° -ce que j’ignorais-, le tour était joué, non? PHB
Si, et bien joué !