Une mince plaquette d’une cinquantaine de pages joliment présentée (beau papier, belle typographie, et livre “à l’ancienne“ dont vous couperez vous-même les pages) : il n’en faut pas plus pour réserver de belles surprises au lecteur avide de découvertes.
L’auteur est Senancour, Etienne Pivert de Senancour (1770-1846). Si l’on connaît son nom, c’est le plus souvent uniquement pour son roman Oberman dont Sainte-Beuve et George Sand vantèrent les qualités une trentaine d’années après sa publication en 1804. Quant à la pièce pour piano qu’en tira Franz Liszt dans ses “Années de Pèlerinage“, elle est sans doute plus célèbre que le roman qui l’inspira.
ll fut l’un de ceux que l’on qualifia de « pré-romantiques ». Non pas le romantique de représentation, seul au sommet de la montagne et qui se frappe la poitrine en disant « Voyez comme je souffre ». C’est un solitaire, peu enclin à manifester en société (qu’il critique cependant), indifférent à la carrière et aux modes, authentique amoureux de la nature, d’une totale indépendance d’esprit. Son essai sur le mariage fit scandale – il y défendait le divorce – et ses autres ouvrages, malgré leur étrangeté, trouvèrent peu d’échos. Cet idéaliste mourra dans l’indifférence générale.
C’est à Jean-Paul Goujon que l’on doit la parution moderne de trois courts textes de Senancour publiés dans le Mercure du XIXe siècle en 1823-1824. Professeur honoraire à l’université de Séville, où il réside, Jean Paul Goujon aime explorer des terres peu fréquentées (Renée Vivien, Jean de Tinan, Léon-Paul Fargue, Pierre Louÿs…). Ici, il nous fait découvrir des textes inconnus, notamment sur le langage des fleurs, partie importante du recueil. Senancour y livre les mystérieux pouvoirs des parfums tels qu’il a pu les recueillir chez tel auteur (fictif) ou dans telle contrée (où il ne s’est pas rendu).
«J’ai retrouvé aussi chez les Persans, chez les Indiens et à l’entrée du désert, plusieurs usages qui répandent sur la vie la plus simple une nuance indéfinissable de volupté, de poésie, de liberté… Les parfums sont une grande consolation dans ces régions si exposées à des ravages». Ce voyageur est un herboriste avisé mais sa connaissance est plus métaphysique ou poétique que scientifique. Le jasmin par exemple, traduit les « délices de la vie rurale sur de beaux rivages dans un heureux climat » tandis que la bruyère dénote « une existence laborieuse, pauvre mais sans misère et humble sans amertume » (remarquons en passant que cette fleur conviendrait à Senancour lui-même).
Jean-Paul Goujon note que la préférence de Senancour va non pas à la rose, incontestable impératrice, mais à des fleurs plus modestes, sans doute plus en accord avec sa mélancolie « qui donne à ses réflexions une allure à la fois insinuante et désenchantée ».
Plus ésotérique, frôlant souvent les rivages du fantastique, le « Songe romantique » suscite un certain nombre d’interrogations. Certains parlèrent de mystification pour ce texte qu’on peut juger déroutant. Faut-il y voir plutôt le pastiche d’un romantisme auquel n’adhérait pas Senancour ? Toujours est-il que dans la revue où il paraît, au milieu de « douceurs diverses » et de poésies « capables de foudroyer les mouches » selon l’expression de Léon Bloy reprise par Jean Paul Goujon, le texte « éclate comme une bombe ». Certes, la mèche de cette bombe a aujourd’hui fait long feu. Mais avec ce récit qui bouscule toutes formes de conventions, il n’est pas interdit de voir se profiler à l’horizon un Gérard de Nerval, voire un comte de Lautréamont…
Gérard Goutierre
Senancour : Le Langage des Fleurs – Songe romantique
Editions La Guêpine (10 mail de la Poterie, 37600 Loches). 13,40 euros