La petite musique de Marguerite Duras

“Savannah Bay”. Le titre nous évoque aussitôt la mer, mais aussi l’image de ce couple d’immenses comédiennes qui furent les créatrices de cette pièce de théâtre mise en scène par l’auteur elle-même, Marguerite Duras (1914-1996), au Théâtre du Rond-Point en 1983 : Madeleine Renaud, alors âgée de quatre-vingt-trois ans, et Bulle Ogier. Un grand moment de théâtre entré dans la légende. La pièce, dès le départ, avait d’ailleurs été écrite pour l’inoubliable interprète de “Oh les beaux jours”, les deux personnages étant mentionnés, dans le texte original, comme “Madeleine” et “Jeune femme”. D’autres merveilleuses actrices, par la suite, jouèrent le rôle de la vieille dame : Gisèle Casadesus, Catherine Samie ou encore Emmanuelle Riva, pour n’en citer que quelques-unes. Aujourd’hui, c’est Michèle Simonnet, tout aussi talentueuse que les précédentes, qui reprend le flambeau sur la petite scène du Théâtre Rouge du Lucernaire, dans une mise en scène de Christophe Thiry.

“Savannah Bay” est une pièce tardive dans la production théâtrale alors déjà très riche de Marguerite Duras (1), marquant par ailleurs, quelque vingt années plus tard, l’entrée de son auteur au répertoire de la Comédie-Française. Ecrite en 1982, elle précède “L’Amant” de deux ans seulement, ce livre qui non seulement valut à la romancière le Prix Goncourt, mais fit d’elle un écrivain à la renommée internationale.

De quoi s’agit-il ? Deux femmes, l’une âgée et l’autre beaucoup plus jeune, la mère et la fille d’une morte, évoquent la disparition de cette très jeune femme prénommée Savannah quittant son lit d’accouchée pour s’en aller mourir dans les eaux chaudes de Savannah Bay. À travers la mémoire lézardée de l’aïeule et les questionnements de sa petite-fille, se profile le drame de Savannah, suicidée par passion pour un homme, le jour même où elle mit au monde un enfant. Sans que cela soit formellement exprimé, c’est ce que nous sommes amenés à imaginer, sans totale certitude pour autant. Mais “Savannah Bay” est aussi une pièce sur le théâtre, sur l’absence de frontière entre la vie et le théâtre et sur la perte de mémoire :“Tu ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, tu ne sais plus ce que tu as joué, ce que tu joues, tu joues (…) Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l’âge du monde (…), Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay. Savannah Bay c’est toi.”

Les thèmes durassiens sont irrémédiablement là, nous imprégnant d’une terrible mélancolie : le passé, les souvenirs, le Siam avec les marécages, la boue, le fleuve… La mer, l’été, une maison, la Magra, tout aussi évocatrice que la villa Agatha, une grande pierre blanche et plate au milieu de la mer, un prénom beau et envoûtant attribué à la disparue, mais aussi à sa fille et au lieu de la passion et du drame, un corps d’adolescente, un moment d’abandon, le désir si fort, l’amour absolu, la toute-puissance de la première fois, la mort…. Violence et douceur de l’évocation qui revient chaque jour comme une ritournelle ou comme cette chanson d’Edith Piaf, “Les Mots d’Amour”, que les deux femmes ne cessent de chanter : “C’est fou c’que j’peux t’aimer / C’que j’peux t’aimer des fois / Des fois j’voudrais crier / Car j’n’ai jamais aimé / Jamais aimé comm’ ça / Ca je peux te l’jurer / Si un jour tu partais / Partais et me quittais / Me quittais pour toujours / Pour sûr que j’en mourrais / Que j’en mourrais d’amour / Mon amour, mon amour… ”

Une fois de plus, Marguerite Duras, écrivain de la sensualité, s’il en est, pour qui l’amour et le désir sont inséparables, nous envoûte de son écriture déstructurée si particulière, faite tout autant de mots que de silences, de répétitions, jouant avec les non-dits et les sous-entendus, alternant comme à son habitude le vouvoiement et le tutoiement. L’usage des répétitions fait de ses textes des litanies, entre rengaine et épiphanie, quelque part semblables à une chanson de Piaf… Sa prose a indéniablement la force de la poésie.
Et pour dire le texte de Duras, il faut indubitablement des comédiennes d’exception, habitées, imprégnées de cet univers durassien.

Michèle Simonnet est une Madeleine extraordinaire. Aujourd’hui au sommet de son art par des années d’expérience accumulées, son interprétation est un mélange d’élégance, d’intelligence, de charme, de vulnérabilité et de passion. Perdue dans sa mémoire défaillante, consciente de cette amnésie, elle nous offre parfois un regard d’un vide abyssal, totalement effrayant. Petite chose que l’on a envie de serrer très fort dans ses bras… Puis un regain de vie surgit soudain, un sourire, au souvenir de ce paysage de l’autre bout du monde ou de cet homme qui ressemblait à Henry Fonda… Une grande comédienne de théâtre jouant une grande comédienne de théâtre qui, tout en tâchant de se souvenir, joue encore. Encore et encore. Pour arriver à cette perfection de jeu, Michèle Simonnet n’hésite pas à décliner toute la gamme de ses émotions, toute la palette de son talent. Anne Frèches, dans le rôle de la jeune femme, est très juste et touchante à sa façon. On sent dans l’insistance dont elle fait preuve pour s’approprier son passé, une nécessité vitale à comprendre qui elle est et à se construire. Ne plus être simplement la fille de la disparue à qui on n’a même pas pensé à donner un nom… Son jeu énergique, dénué de tendresse à l’égard de son aînée, laisse percer la rancœur et le ressentiment, la blessure toujours présente. C’est un parti pris qui se tient et que la jeune interprète défend on ne peut mieux.

La scénographie excessivement sobre fait la part belle au texte et à la musique et c’est très bien ainsi. Par ailleurs, les costumes d’Annamaria Di Mambro sont des plus seyants, apportant de jolies notes de couleur sur le plateau.
Christophe Thiry a opté pour une musique en live, à vue. Or, tout aussi excellent que soit cet interprète multi-instrumentiste, ce choix est dommageable. La présence d’une tierce personne casse quelque peu le dialogue voulu par l’auteur, l’intensité de cette relation dramatique des plus fusionnelles.
“Savannah Bay” est une pièce à voir, mais aussi à lire et relire. La petite musique de Duras résonne toujours avec autant de force, nous laissant éminemment bouleversés et émus.

Isabelle Fauvel

(1) Venant après des œuvres théâtrales aussi majeures que “Les Eaux et Forêts”, “Le Square”, “La Musica”, “L’Amante anglaise”, “Des journées entières dans les arbres”, “India Song” ou encore “Agatha”.

“Savannah Bay” de Marguerite Duras, du 30 janvier au 24 mars 2019 au Lucernaire. Mise en scène de Christophe Thiry avec Michèle Simonnet, Anne Frèches et Renan Richard-Kobel.
Texte publié aux Éditions de Minuit.

Archive INA, répétition de la pièce à sa création. Passionnante séance de travail entre Marguerite Duras, assistée de Yann Andréa, Madeleine Renaud et Bulle Ogier

 

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2 réponses à La petite musique de Marguerite Duras

  1. Viviane Vagh dit :

    Beaucoup aimé cet article qui donne un large aperçu du théâtre pour et dans le théâtre à travers une grande auteure qui reste à jamais une de nos préférée

  2. Excellent article qui sert aussi bien la comédienne que l’auteur et qui donne envie de se déplacer.

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