L’une de ses antennes cassées penchait trop à droite. Malgré une solution collante à base de fil d’araignée appliquée maintes et maintes fois sur la jointure défaillante, le fin mandibule ne cessait de fléchir comme s’il allait tomber. Ainsi allait Clara la fourmi qui traînait ses vieilles jambes jusque chez le glacier. Car l’âge venu elle aimait de plus en plus le sucre. Son postérieur n’avait plus le bel aspect rebondi de sa jeunesse et sa démarche claudicante laissait croire, vue de dos, qu’elle portait un vieux sac. Mais l’abdomen tenait bon. Clara fit une pause pour se gratter le bas de son œil gauche affecté par une conjonctivite chronique et reprit son chemin.
Elle savait qu’il valait mieux arriver tôt. Juste avant que le commerçant n’ouvrît le rideau de fer et passât le balai sur les déchets de la veille. Elle repéra très vite un monticule de chocolat dans lequel elle puisa sans plus de formalités une dose salvatrice. La retraite avait du bon. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne pointait plus à la fourmilière. Elle y avait travaillé vingt ans, d’abord aux fournitures, ensuite dans la brigade sanitaire et enfin à la l’administration où elle tenait le registre de la population. Elle y consignait ses congénères bien-portants, les malades, les jeunes, les vieux et les trop vieux. Et plutôt que de s’inscrire elle-même sur la page des fourmis bonnes pour la benne, elle avait préféré prendre discrètement la tangente un jour d’automne. Clara voulait enfin vivre pour elle-même, loin des règles pesantes de la communauté, loin des conventions matriarcales et écouler ses derniers jours dans la bohème.
Après avoir dédaigné un reliquat de glace à la mangue, elle identifia un dépôt de pistache dont elle ne nettoya que la périphérie car il était malheureusement surmonté d’un mégot. Le jabot plein à ras-bord de la douce substance verte elle s’enquit par la suite de récupérer les miettes des cornets. Elle en fit provision avant de les nouer dans une feuille de papier et de caler le tout sur son vieux dos. Ainsi lestée, elle remonta le trottoir en hâtant le pas car quelques gouttes éparses lui indiquaient qu’une averse était imminente. En passant sous une palissade en tôle, Clara rejoignit le sol meuble de la friche industrielle où elle avait son domicile. La végétation y poussait selon un ordonnancement incompréhensible pour les humains. Il y avait des herbes folles, des mûriers, daturas, orties, mandragores et bien sûr des ronciers qui s’épanouissaient au milieu de toutes sortes de déchets. Une faune variée y cohabitait loin des hommes. On y comptait des chats, des hérissons, quelques serpents et même une tortue. Chacun y avait sa place dans une écologie singulière dont la complexité préservait chacun des conflits de voisinage. Chaque espèce avait ce faisant ses itinéraires. Les respecter revenait à vivre en paix.
Différents types d’hyménoptères avaient trouvé à se loger dans un téléviseur éventré qui n’avait jamais connu que deux chaînes. Ce qui fait que certains soirs, en s’approchant de la membrane du haut-parleur on entendait parfois l’écho sépulcral de Léon Zitrone commenter une course hippique. Une vibration étrange, psalmodique, qui mettait les insectes en joie. Clara s’était installée à l’intérieur du tube cathodique avec Lucie sa (trop) grosse copine cigale avec laquelle elle aimait radoter. Cela faisait bien longtemps qu’elles ne se moquaient plus l’une de l’autre. Elles avaient en effet compris qu’elles étaient complémentaires.
D’ailleurs quand Lucie vit que Clara avait récolté pour elle des miettes pour au moins deux jours, elle exprima son aise avec un de ces longs vibrato qui en temps normal annonçait l’été. Il fallait bien que quelqu’un fît bouillir la marmite. La journée serait bonne. Lucie détacha alors la mandoline et joua une vieille mélodie espagnole qui n’avait pas son pareil pour susciter l’émotion. Dehors la pluie s’était mise à tomber. Le bruit que faisaient les gouttes en tombant sur la carcasse du téléviseur rendait un doux son de xylophone. L’ambiance s’en trouvait heureusement aérée. Il ne manquait plus qu’un peu de Coca-Cola pour parfaire l’ambiance. Clara se promit in petto d’en trouver dès le lendemain.
PHB
Un peu de poésie animale en ce lundi matin, ça ne peut pas faire de mal !
Merci Philippe pour ce conte merveilleux !
Je diffuse largement
Merci Philippe Bonnet pour ce plaisir du matin.
Un régal ! Merci de nous faire si joliment commencer la journée !
Sympa, une fourmi et une cigale enfin dans le partage.
Joli!
J’aime décidément vraiment beaucoup ce mélange de poésie, d’humour, de tendresse, de pensée sauvage et de sagesse animiste. On imaginerait même un contelet animé de Guiraudie…