Un peu plus de deux années se sont écoulées depuis la parution de “M Train”, son dernier livre. Fin juillet 2017, Sam Shepard, le séduisant et ténébreux cow-boy, déclencheur involontaire de cet opus, s’en est allé rejoindre d’autres fantômes chéris… (1). Mais Patti Smith nous semble toujours la même, figure attachante et si merveilleusement familière après quelques livres personnels et émouvants d’une rare sincérité, dont le désormais cultissime “Just Kids” … (2). Nous la retrouvons non plus à New York, mais à Paris. Loin de Greenwich Village, elle se pose quelques jours dans le quartier de Saint-Germain des Prés où elle a ses habitudes et s’interroge sur son irrésistible besoin d’écrire et ce processus de création si mystérieux, nous livrant, par la même occasion, la courte œuvre de fiction qui donne son titre au livre : “Dévotion”.
S’il lui arrive de poser sa guitare, l’interprète de « Because the night », en revanche, ne se déplace jamais sans un carnet, un stylo et un appareil Polaroid. Éléments vitaux par excellence pour la poétesse américaine. De sa belle écriture fine et serrée, aisément reconnaissable entre toutes, elle couvre des pages entières de ses réflexions, réminiscences, poèmes, impressions glanées au fil des journées et périples divers… Elle prend aussi plaisir à dessiner. Ses photos, elles, captent le souvenir de ses pèlerinages, lieux et objets souvent symboliques, liés à des êtres qui lui sont chers, l’ont parfois inspirée ou qui la frappent tout simplement par leur beauté et leur charge émotionnelle.
Qu’elle soit à Greenwich ou dans le quartier latin, le rituel matinal reste toujours le même : à peine levée, elle file à son café du moment et, la commande passée, se met à écrire, car l’adoratrice de Rimbaud a toujours aimé ces lieux de vie, synonymes pour elle de création littéraire. A Saint-Germain, le Café de Flore est devenu, par conséquent, son point d’ancrage. Dans ses remerciements, l’interprète de « Gloria » n’oubliera pas “Les amis du Flore”.
Férue de littérature française, parisienne à ses heures, l’égérie du mouvement punk se plaît à arpenter les rues de ce quartier qui lui renvoie le souvenir des grands artistes tant admirés : l’église Saint-Germain des Prés avec son petit square contigu à l’entrée duquel se trouve le buste de Dora Maar offert par Picasso en hommage au poète Apollinaire (3), rue du Dragon, une plaque à la mémoire de Victor Hugo, square Honoré-Champion, une statue de Voltaire … Puis, plus loin, au 7 rue des Grands Augustins, où naquirent tant de chefs-d’œuvre, le souvenir de Picasso…
Une visite à son éditeur Gallimard est, elle aussi, source d’intense satisfaction intellectuelle : le bureau d’Albert Camus, une pendule offerte par Saint-Exupéry trônant sur un manteau de cheminée, les fantômes des illustres plumes qui, comme elle aujourd’hui, ont foulé depuis 1929 le sol de la majestueuse maison…
Lors de ce séjour parisien, une journée éclair passée à Sète, ville natale du poète Paul Valéry, et la vue d’une pierre tombale comportant l’inscription “Dévouement” (“Devotion” en anglais) déclenche de nouveau cet irrépressible besoin d’écriture qui l’habite. Une histoire commencée tout à trac dans le parc de Sète et poursuivie dans le train de retour vers Paris. Mais qui peut réellement dire de quoi est constituée l’alchimie qui produit une œuvre de fiction ? Les lectures du moment, Modiano et une biographie de la philosophe Simone Weil, une jeune patineuse russe extrêmement talentueuse aperçue sur un écran de télévision… font également et inexorablement partie, dans le cas présent, de cette alchimie miraculeuse. Quelque temps plus tard, un trajet en Eurostar pour se recueillir sur la tombe de Simone Weil et y déposer, dans un décor pluvieux, un peu de lavande de Sète, permet de parachever la nouvelle.
Le livre de Patti Smith est un entremêlement de réalité et de fiction, un journal intime au milieu duquel se coule un conte poétique encadré de deux poèmes, « Ashford » et « Fleurs sibériennes ». Une réflexion sur l’obsession créatrice qui anime son auteur, tout écrivain d’ailleurs, et l’œuvre qui en résulte. Pourquoi écrire ? “Parce que nous ne pouvons pas simplement vivre” répond-elle. L’ouvrage se termine par une visite à Catherine Camus, la fille d’Albert Camus, à Lourmarin. Un pèlerinage sur les lieux où vécut l’écrivain, la tombe d’une émouvante simplicité où il repose, le manuscrit original de son livre inachevé “Le Premier Homme” que Patti Smith eut la grande émotion de feuilleter…
Dans “Dévotion”, on retrouve une Patti Smith fidèle à elle-même : dotée d’une profonde empathie envers le monde qui l’entoure, intelligente et sensible, sincère et honnête, toujours d’une grande simplicité. Profondément élégante. Quant à l’histoire qu’elle nous raconte, elle a la beauté glaçante d’un conte de Hans Christian Andersen.
L’ouvrage, comme tous ceux de la chanteuse, livres et livrets de CD, est un bel objet très travaillé. De petit format, comprenant moins de 150 pages, il alterne texte principal, pensées en italique, poèmes et clichés en noir et blanc. Des photographies du manuscrit original viennent s’ajouter à celles prises à Paris, Sète, Ashford ou Lourmarin, accordant une belle présence à l’écriture élancée de la chanteuse. Des paysages de neige nous emmènent inexorablement vers Eugenia, cette jeune fille éprise de patinage artistique…
Si ce livre parle peut-être plus aux familiers de l’univers de Patti Smith, il n’en est pas moins très plaisant. Et que les fans de la rockeuse se rassurent, la poétesse n’a pas fini pour autant de chanter et reviendra cet été à Paris pour un concert à l’Olympia.
Isabelle Fauvel
“Dévotion” de Patti Smith, Gallimard, novembre 2018 (trad. Nicolas Richard). 14,50€
(1) Patti Smith : coffee, books & Polaroids, chronique de “M Train” dans Les Soirées de Paris (I. Fauvel, 15/06/2016)
(2) Smith, Patti Smith, chronique de “Just Kids” dans Les Soirées de Paris (Ph. Bonnet, 3/07/2012)
Relire aussi l’article de Gérard Goutierre contenant l’étonnante anecdote du buste de Dora Maar
Patti Smith à l’Olympia les 26 et 27 août 2019