Saint-Pétersbourg s’appelait alors Leningrad et la Russie, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Brejnev était aux commandes. C’était le tout début des années 80, avant l’arrivée de Gorbatchev, de la perestroïka et de la glasnost. La guerre froide battait son plein et le grand ennemi avait pour nom les États-Unis. Sous le manteau circulaient des disques interdits venus d’Occident dont s’inspiraient de jeunes musiciens talentueux pour créer leur propre culture rock underground. Le cinéaste russe Kirill Serebrennikov leur rend hommage, à travers deux icônes du rock’n roll, dans un film à la beauté tout à la fois onirique et crépusculaire : “Leto”.
1981, les environs de Leningrad, l’été (“Leto” en russe), sur une plage de la Baltique. Mike Naumenko, vingt-six ans, fondateur et leader du groupe rock Zoopark, un des pionniers du rock léningradois à la renommée déjà bien établie, accepte de rencontrer le tout jeune Viktor Tsoï, dix-neuf ans, désireux de faire entendre ses compositions à cet aîné qu’il admire. Les modèles de Mike Naumenko s’appellent The Beatles, Bob Dylan, Marc Bolan, Lou Reed… “Je suis un glandeur” séduit immédiatement Mike, la belle Natacha son épouse, et leur bande d’amis. Le ton très personnel de la chanson, la mélodie entraînante, son indéniable fraîcheur, le charisme du chanteur font montre déjà d’un talent certain. Tandis que Natacha n’est pas insensible au charme du bel Eurasien – de mère russe et de père coréen – , Mike va prendre Viktor sous son aile, l’aider à se produire au Leningrad’s Rock Club où lui-même fait régulièrement salle comble devant un public enthousiaste, puis à enregistrer son premier album. Le groupe créé en 1981 par Viktor s’appellera “Garin et les Hyperboloïdes” pour se rebaptiser l’année suivante “Kino” (“cinéma” en russe). L’album s’intitulera “45”. Viktor Tsoï (1962-1990) aura une carrière courte, mais fulgurante, réussissant très vite à se hisser au rang d’icône du rock’n roll soviétique. Il mourra en 1990, à l’âge de vingt-huit ans, dans un accident de voiture. Mike Naumenko (1955-1991) le suivra un an plus tard.
Le film de Kirill Serebrennikov, en tout point sublime et singulier, joue sur différents registres. Œuvre d’art à part entière par sa beauté plastique, son inventivité formelle et ses reprises musicales et œuvre documentaire historique – sur une période bien précise de l’URSS – et culturelle – avec pour sujet un mouvement musical en particulier – .
Le film s’ouvre sur une scène hallucinante pour des Occidentaux épris de liberté. Un concert de Mike Naumenko où celui-ci, censure oblige, joue sagement ses morceaux de rock devant une salle contrôlée par la police et le KGB. Le public, sommé de rester tranquillement assis, ne montre son enthousiasme que par ses applaudissements. Toute tentation de gesticulation ou de reprise en chœur des titres est réfrénée car strictement interdite. Le moindre pianotage des doigts ou signe de la plus minime agitation est contrôlé et immédiatement réprimé. Une feuille de papier courageusement brandie, représentant un cœur, est aussitôt ravalée. Le concert rock a des allures de récital de musique classique, l’hystérie ne sera pas au rendez-vous.
Un peu plus tard, lorsque Viktor tente à son tour de se produire avec son acolyte au Leningrad’s Rock Club, le groupe n’est pas invité à auditionner, comme on pourrait en toute logique s’y attendre, mais uniquement à soumettre ses textes à une commission qui les étudie et analyse scrupuleusement. La censure avant toute chose. Le Leningrad’s Rock Club, qui venait alors tout juste d’être créé, était à cette époque le seul lieu de musique rock légal de la ville, sous la supervision stricte, bien entendu, du KGB. Plutôt qu’une interdiction absolue de ce mouvement musical synonyme de liberté, le gouvernement avait préféré ouvrir une légère brèche afin, pensait-il, de mieux le contrôler. Mais en fournissant ainsi aux musiciens un lieu de rencontre, d’interprétation et de discussion sur leur musique, le club a malgré lui offert une liberté de création sans précédent et contribué à la révolution rock russe. Les disques des groupes américains et anglais faisaient plus que jamais les beaux jours du marché noir, le jean et le blouson constituaient la tenue de la jeunesse “rebelle”.
Les années 80 étaient aussi celles de la crise économique et de la guerre en Afghanistan – le film montre de jeunes hommes passant une visite médicale des plus absurdes et l’un des membres de la bande partir à la guerre – . Les gens habitent des chambres d’appartements communautaires avec le minimum pour subsister. Mike, Natacha et leur petit garçon vivent dans une seule pièce sans confort. Leurs uniques objets de valeur sont leurs livres et leurs disques. Le seul moyen dont dispose la jeunesse d’alors pour échapper à cette dictature soviétique castratrice est la musique. Mike et Viktor n’ont pas d’ambition délirante, ni même celle légitime de vivre de leur musique – Mike travaille comme gardien tout en poursuivant son activité musicale – , d’espoir de succès ou même d’accès à une vie différente, juste le désir de vivre et de créer, de s’évader par la musique, la littérature et la poésie.
Toute la beauté de “Leto” réside justement dans cette évasion. Tourné dans un sublime noir et blanc qui souligne la photogénie des acteurs, des scènes en couleurs au grain très années 80 y font des incursions de temps à autre, accompagnées de textes manuscrits, mais aussi de photographies, ou encore d’images filmées retravaillées empruntant au genre de l’animation. On y voit de jeunes gens heureux et complices jouer et chanter sur une plage, écouter de la musique, composer, converser, se prêter des disques… Film nécessairement musical, la bande originale est tout aussi exceptionnelle que l’image, les deux se mariant dans une belle harmonie. Le réalisateur Kirill Serebrennikov a eu la bonne idée de faire appel à Roma Zver, chanteur, guitariste et fondateur du groupe rock Zveri (“Les Bêtes sauvages”), -de son vrai nom Roman Bilyk- pour interpréter Mike Naumenko et ses chansons ainsi que la chanson titre du film, grand succès de Viktor Tsoï : “Konchitsya Leto” (“L’Eté se termine”). Lou Reed et The Velvet Underground, Iggy Pop, David Bowie, Blondie, T. Rex, Talking Heads…, idoles de cette jeunesse soviétique, sont également omniprésents et souvent prétextes pour le cinéaste à des fulgurances poétiques.
Ainsi “Psycho Killer” des Talking Heads lors d’une scène de retour en train totalement surréaliste où un personnage annonce à la fin face caméra que cette scène n’a bien évidemment pas existé. Ou encore “Passager” d’Iggy Pop lors d’une traversée fantasmée de la ville par Natacha et Viktor où le bonheur de vivre et d’aimer semble l’emporter sur leur morne existence. Et puis Lou Reed forcément, lors d’un “Perfect Day” qui revêt soudain une ironie toute de circonstance. Et l’inéluctable Bowie, dont la célébrissime pochette de l’album “Aladdin Sane” apparaît plusieurs fois à l’écran, avec une reprise de “All the Young Dudes” alors que la caméra suit des rangées de pochettes de vinyle accrochées dans le couloir d’un appartement où un concert vient d’avoir lieu.
Si Mike Naoumenko a semble-t-il ouvert la voie du rock soviétique, écrivant ses premières chansons en anglais, puis en russe, ses textes sont souvent fortement inspirés des chansons occidentales. Son disciple Viktor Tsoï est allé beaucoup plus loin dans l’originalité, composant des œuvres plus personnelles et offrant au rock’n roll une nouvelle langue inspirée de sa propre vie. Un artiste encore adulé aujourd’hui en Russie et à découvrir de toute urgence en Occident.
Isabelle Fauvel
“Leto” (2018) de Kirill Serebrennikov avec Roman Bilyk (Mike Naumenko), Irina Starshenbaum (Natacha Naumenko) et Teo Yoo (Viktor Tsoï).
À écouter (Viktor Tsoï & Kino ~ Konchitsya Leto ~ кончится лето ~).
Pas du tout aimé ce film long, vain, sans vie, prétentieux et maniéré…
Suis sorti avec ma tête des mauvais jours. L’habituel film pour critiques que le public n’aimera pas ou fera semblant d’aimer parce que Télérama a dit que c’était un grand film et qu’on ne contredit pas le Big Brother culturel.
Vous avez de la chance, Isabelle, d’avoir trouvé de « l’inventivité formelle » dans ce triste plat de lentilles…
Que nos amis nous départagent s’ils le souhaitent. Je préférerais qu’ils aillent voir d’autres films, à commencer par le film heureusement palmé de Kore-Eda.
Chère Isabelle, je partage en tous points votre engouement pour ce film. Peut être parce que les héros sont de ma génération et qu’à la même époque j’écoutais la même musique mais en « enfant gâtée de l’occident » avec tout à portée de main (et d’oreilles). Je l’ai regardé avec curiosité et avec une véritable empathie pour ces jeunes qui auraient sans doute été mes copains si j’avais vécu sous Brejnev plutôt que Mitterrand. J’ai aussi beaucoup aimé la délicatesse avec laquelle le réalisateur filme l’histoire d’amour.
Rappelons que Kirill Serebrennikov est en résidence surveillée, Poutine n’aime pas beaucoup ses films, bizzare!