Il paraît que l’exposition Egon Schiele-Jean-Michel Basquiat qui se tient actuellement à la fondation Vuitton (1) veut mettre en regard deux artistes, et explorer les correspondances entre leur personnalité et leur œuvre.
Ce serait précisément leur courte trajectoire qui les rapprocherait, puisqu’ils sont morts tous les deux à 28 ans : Jean Michel Basquiat, d’origine haïtienne, né à New York en 1960, est mort d’overdose en 1988, et l’autrichien Egon Schiele, né en 1890 dans une Autriche en proie aux bouleversements fin de siècle, est mort de la grippe espagnole en 1918.
Comme on peut le constater, ils étaient très beaux tous les deux et sont morts trop jeunes, alors les voilà réunis sous prétexte que l’un a marqué le début du siècle et l’autre la fin. Mais enfin les courtes trajectoires sont souvent le lot des artistes, et ces arguments me semblent un peu minces pour les réunir.
Je dois avouer d’emblée, au risque d’en choquer beaucoup, qu’autant je suis sensible aux violentes distorsions pratiquées par Schiele au début du XXème siècle, autant j’ai beaucoup de mal à considérer Basquiat comme un artiste majeur, et à comprendre pourquoi ses œuvres sont encensées mondialement et atteignent des records sous le marteau des commissaires priseurs. Phénomène qui s’est produit très tôt dans sa courte existence, et qui me reste incompréhensible. Avoir fréquenté Andy Warhol a-t-il suffi à sa jeune gloire ?
Lors de l’exposition, on nous dit et répète devant ses œuvres répétitives reprenant les graffiti dont il ornait les murs et les rues du Lower East Side new yorkais à ses débuts qu’il fut le précurseur du « sampling » (art du collage, montage, assemblage) : mais tout ceci n’existe-t-il pas depuis les dadaïstes qui ont traité la surface des tableaux comme des supports, technique reprise par nombre de mouvements depuis, notamment par les tenants des « Supports-Surfaces » des années 60 et 70 , ou par Jacques Villéglé et ses affiches lacérées, ou encore par les champions du Pop art et la photographie, entre autres.
De même son style rappelle-t-il parfois étrangement « l’art brut » ainsi défini par Jean Dubuffet en 1945.
Je ne vois donc pas en quoi la technique de Jean-Michel Basquiat est novatrice, même si on nous assure qu’elle annonce le « copier-coller » numérique. « Prodigieux dessinateur, nous assure-t-on également dans le catalogue, son trait inimitable épouse les pulsations de son environnement direct, sa vitalité comme sa passion destructrice… Basquiat s’approprie avec rage des enjeux économiques et sociaux cruciaux. »
Même si je ne vois pas où est passé le « prodigieux dessinateur », on ne peut pas nier la rage et l’ironie que dégagent ses œuvres. C’est leur grande qualité, elles possèdent indéniablement une forte présence, ne serait-ce que par leur taille, et leur message est on ne peut plus clair, mais pour moi le problème est dans leur trait répétitif. Il me rappelle l’expression « Quand on en a vu un, on les a vu tous », ce que confirment les quelque cent vingt œuvres déployées sur les quatre niveaux de la fondation.
Comme il a truffé ses tableaux de textes, messages, protestations, références et listes diverses, on nous dit qu’il faut prendre le temps de déchiffrer tout ce texte pour comprendre les intentions de l’artiste. Par exemple, il couvre une toile noire avec l’inscription en blanc « Miles Davis trump et Charlie Parker alto sax, Dizzy Gillepsie… etc », en référence à un certain enregistrement « recorded in New York wor studios- Nov.26 1945 » en y ajoutant certains couplets, et nous comprenons que ce disque, ainsi qu’une certaine musique noire, doivent représenter beaucoup pour lui. Mais même s’il faut tenir compte du graphisme et de la disposition des caractères, comme sur quantités de toiles, est-ce si passionnant de savoir que cet amateur de hip hop se réfère aux anciens du jazz ?
Par contre on est forcément sensible à la présence de tous ces hommes noirs, héros de tant de toiles, thème central de sa rage et de sa protestation dans ces années 80 américaines.
Dans cette exposition, pour moi le grand dessinateur est Egon Schiele, ce qui saute d’autant plus aux yeux quand on a commencé par Basquiat, qui pâtit de la confrontation. Même si cette exposition est la première consacrée au grand expressionniste viennois depuis vingt-cinq ans à Paris, on a eu l’occasion de se familiariser avec lui lors de manifestations consacrées à la Sécession viennoise (avec toujours Klimt et ses ors triomphant comme « le grand gagnant »), à la fondation Dina Vierny par exemple. Et des classiques comme « Vienne au crépuscule » de Schnitzler (1908) ou « Le monde d’hier » de Zweig (1944) évoquent le monde anxiogène dans lequel Schiele était plongé, entre la fin de l’étouffante monarchie austro-hongroise et les signes avant-coureurs du conflit mondial à venir.
Dès le début, les œuvres des années 1910 nous sautent à la figure, avec ces autoportraits ou nus masculins distordus témoignant d’un mal intérieur assez terrifiant. Les positions impossibles, les membres tordus, la pâte picturale faite de verts et roses morbides, le trait noir soulignant les corps projetés dans le vide, tout évoque une noire vision intérieure. Mais il suffit de les voir une fois, une seule fois, pour ne pas les oublier, et pour se dire n’est-ce-pas la marque des grands artistes de nous montrer ce que nous n’avions jamais su voir par nous-mêmes ? Et si l’on doit faire un rapprochement, il me semblerait bien plus pertinent entre Schiele et Bacon qu’entre Schiele et Basquiat.
Et alors que Basquiat, en dehors de son compagnonnage momentané avec Warhol, est demeuré une figure solitaire, Egon Schiele va trouver rapidement autour de lui un milieu favorable. Dès sa rencontre avec Gustav Klimt en 1907, il va s’insérer dans le mouvement de la Sécession viennoise, et ne va pas cesser de participer à ses expositions, auprès de grands précurseurs comme Oskar Kokoschka ou Edvard Munch. De même sa rencontre en 1909 avec l’architecte viennois d’avant-garde Joseph Hoffmann sera-t-elle décisive. En avril-mai 1911, à vingt-deux ans, il aura droit à sa première grande exposition personnelle, à la galerie Miethke à Vienne.
Curieusement, alors que le monde s’assombrit et que s’approche la première guerre mondiale, beaucoup de ses dessins et de ses toiles semblent moins torturés que les œuvres du début. Peut-être parce qu’il a abandonné les autoportraits en tout genre pour peindre son entourage, sa femme ou les bébés qui l’entourent.
Alors que je visitais l’exposition, un jeune père tenait à la main sa petite fille sautillante et volubile qui lui demandait le titre de chaque œuvre. Ils sont arrivés devant une grande toile, et le père a lu : « La femme enceinte et la mort ». « Ah, la mort…. » a murmuré la petite fille, soudain très grave.
Lise Bloch-Morhange
Exposition Egon Schiele-Jean-Michel Basquiat, Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 14 janvier 2019
Tout à fait d’accord avec vous !
Rien de commun entre les deux, aucune comparaison à faire.
Mais ce sont les marchands, le business, la finance, qui, en fait, commandent aujourd’hui à de telles confrontations…
Je suis bien d’accord avec vous !
La découverte d’Egon Schiele au Leopold Museum de Vienne avait été un moment très intense.
Quant Basquiat, vu au Musée d’Art Moderne il y a quelques années, me laissait au mieux indifférente, au pire m’ennuyait….
Et je ne comprends pas le parti pris par la fondation vuitton. Mais remercions la de nous présenter les oeuvres de Schiele.
Comparaison n’est pas raison…
Peut-être qu’un jour on fera des expos de peintres commençant par la même consonne..
Une expo Boticelli-Bacon, par exemple…
J’avoue que je ne comprends que vous résistiez à Basquiat… Je me souviens avoir vu pour la première fois une conséquente expo Basquiat au début des années 1990 au Musée-Galerie de la SEITA, rue Surcouf (hélas disparu avec la Régie des tabacs).
Ce fut un choc immédiat. SAMO-Basquiat me parlait, m’émouvait. Et ça n’a pas cessé…
J’ai vu « Basquiat » le beau documentaire de Sarah Driver (Mme Jarmusch) et j’ai été ébloui par le jeune haïtien, son rayonnement d’encore ado, la fulgurance de son travail… Sarah Driver l’a connu et filme tous ces amis, les gens qu’il a croisés dans sa courte et fébrile existence de Rimbaud newyorkais…
Peut-être, chère Lise, serez-vous enfin convaincue en voyant son sourire désarmant, sa vie chaotique mais en quête d’absolu.
Il y a deux jours, j’ai vu « An Elephant Sitting Still » le premier et unique long-métrage d’un jeune Chinois de 28 ans. J’ai retrouvé la même énergie, la même fébrilité, ce même goût d’un beau camouflé parmi les effluves d’un monde pourri par l’argent et l’ignorance des autres… Je dis unique film car Hu Bo s’est suicidé juste après son montage. Il laisse un roman, quelques courts métrages et quelques nouvelles… Tout pour faire une légende…
Mais je laisse à Philippe le soin d’en parler quand il l’aura vu : nul doute qu’il verra aussitôt qu’on est face à un météorite comme Basquiat ou Schiele…
Si les rockers meurent à 27 ans, c’est à 28 que disparaissent les grands artistes…
Et n’oubliez pas « An elephant sitting stil » sort le 9 janvier : c’est mieux qu’un chef-d’oeuvre : un film qui fait frissonner l’échine parce qu’il dit qu’on peut encore dire dans ce siècle si mal parti…
Cher Philippe, j’ai vu la bande-annonce de « An elephant sitting still », je l’inscris sur mes tablettes. Merci du tuyau.PHB