Art du bambou au Japon

Si le bambou n’évoque rien de particulier en France, à part le fait d’être la plante adéquate pour dresser en un temps record une haie persistante d’une belle hauteur qui nous séparera efficacement de nos voisins, il n’en est pas de même au Japon où le bambou pousse partout. Plus de la moitié des innombrables espèces de cette herbe s’y trouvent et près de six cents y sont endémiques. Le bambou joue par conséquent un rôle primordial dans les cultures japonaises, se prêtant facilement, depuis des temps ancestraux, à de nombreux usages essentiels pour l’homme (nourriture, fabrication d’abris, d’instruments, d’armes…) et il est donc tout naturel de le trouver également dans l’art de la vannerie. Cet art méconnu en Occident, et même assez confidentiel au Japon, s’expose pour la première fois en France, au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, à travers des pièces d’une exceptionnelle beauté. “Fendre l’air. Art du bambou au Japon” ou lorsque l’artisanat se fait art et le panier, sculpture…

Le bambou, selon la définition qu’en donne le Robert, est une “plante (graminées) tropicale ou semi-tropicale, à tige cylindrique souvent creuse, ligneuse, cloisonnée au niveau des nœuds, qui peut atteindre quarante mètres de hauteur.” Il existerait près de mille espèces de bambous. Par ailleurs, le bambou a l’avantage de pousser vite et droit, d’être extrêmement flexible et quasiment imputrescible. Ces qualités expliquent on ne peut mieux son usage répandu au pays du Soleil-Levant.

Si l’exposition s’intitule “Fendre l’air. Art du bambou au Japon”, c’est qu’il faut beaucoup d’air, d’espace, pour fabriquer un panier en bambou. Deux vidéos très instructives nous expliquent ce processus nécessitant, par ailleurs, une grande dextérité. C’est bien évidemment la surface du fût de bambou qui est utilisée après un long travail de préparation effectué le plus souvent par des assistants. Le processus est entièrement manuel et sa complexité est démultipliée par les exigences de l’artiste en matière de finesse et d’angle de coupe des lamelles. Les finitions sont, elles, effectuées en rotin, importé d’Asie du Sud-Est puisqu’il n’en pousse pas au Japon. Les paniers peuvent être vernis ou teintés, ou parfois les deux. Dans ce cas, les lamelles sont d’abord teintées, puis l’œuvre est élaborée et ensuite, laquée.

Les premiers objets artisanaux en bambou apparaissent avec les paniers et ustensiles utilisés lors des cérémonies du thé. Destinés à la préparation minutieusement codifiée du breuvage, avec gestes théâtraux et dames accoutrées, ils sont appréciés des collectionneurs autant par le prestige de leur propriétaire que par celui de l’artisan qui les a réalisés. Car la pratique du thé, considérée comme une activité intellectuelle, fut de tout temps liée au désir de collectionner les objets nécessaires à sa cérémonie. D’ailleurs, les collectionneurs n’affichaient pas leurs œuvres comme nous avons pour habitude de le faire en Occident, mais les enfermaient dans des boîtes qu’ils ouvraient justement lors de l’événement. Ainsi peut-on voir dans l’exposition une petite section consacrée à ces boîtes de rangement : les tomobako, fabriquées à la demande de l’artiste et signées par lui, et les awasebako, commandées par les collectionneurs qui y laissaient parfois leur marque.

Deux espaces de dimensions restreintes sont consacrés à cet art traditionnel que représente la pratique du thé, l’un à la cérémonie chanoyu (thé en poudre) apparue au XIIIème siècle et l’autre, à la cérémonie sencha (thé en feuilles), introduite au Japon vers le milieu du XVIIème siècle par des marchands chinois fréquentant Nagasaki et encore la plus répandue de nos jours. Si des objets en bambou sont déjà présents dans la première cérémonie, c’est dans la seconde qu’ils prennent réellement toute leur ampleur avec des corbeilles finement tressées contenant les arrangements floraux (ikebana). Les collectionneurs apprécient ces objets réalisés dans le goût chinois alors très à la mode dans les années 1850-1860. C’est d’ailleurs à partir de la seconde moitié du XIXème siècle que les paniers en bambou japonais connaissent une véritable évolution formelle, changeant par là même de statut : d’utilitaires, ils deviennent d’authentiques œuvres d’art, s’inspirant des paniers chinois les plus sophistiqués, eux-mêmes imitant des vases en bronze. Les collectionneurs ne s’y trompent pas et acceptent de payer ces œuvres à leur juste valeur. De leur côté, les artistes vont désormais apposer leur signature.

Le premier artiste “fondateur” à avoir signé son œuvre est Hayakawa Shökosai (1845-1897). L’exposition présente plusieurs de ses réalisations, notamment des boîtes portatives pour nécessaire à thé sencha, toutes remarquables par leur finesse et leur complexité. Cette section du musée montre également les productions d’autres maîtres fondateurs dont le travail est tout aussi prestigieux, s’inscrivant dans un mode totalement “beaux-arts”.

Deux grands lignages de maîtres reconnus se distinguent dans l’art du bambou au Japon : les familles Tanabe et Iizuka. Ainsi Tanabe Chikuunsai IV, né en 1973 et arrière-petit-fils de Tanabe Chikuunsai I (1877-1937), un des artistes les plus novateurs de son époque, continue-t-il d’officier dans cet art avec la même virtuosité que ses prédécesseurs. De la même manière, les artistes Iizuka Shökansai (1919-2004) et Sôhô Katsushiro, Trésor national vivant né en 1934, descendent-il du grand Iizuka Hösai I (1851-1916), créant à leur tour des œuvres d’une infinie délicatesse.

L’expression “Trésor national vivant” désigne ces artistes au Japon dont le prestige est immense. A ce titre, ils sont chargés d’une mission de conservation et de transmission d’un savoir-faire dont ils sont devenus les maîtres. Il n’existe actuellement que deux artistes vivants dans le domaine du bambou considérés comme Trésors nationaux, Sôhô Katsushiro donc (né en 1934, nommé en 2005) et Noboru Fujinuma (né en 1945, nommé en 2012), contre une trentaine, par exemple, dans le domaine de la céramique.
Les œuvres présentées dans l’exposition sont exceptionnelles par leur beauté et leur rareté. Certaines, très aérées, ont la finesse de la dentelle, comme, par exemple, cette vannerie en spirale pour l’ikebana, “Rasenmon Hanakago”, réalisée par Tanabe Chikuunsai II (1910-200) vers 1952, faite de bambou madake, rotin et laque (image d’ouverture) ou encore ce panier tout en longueur d’une extrême délicatesse et d’une simplicité qui n’est certainement qu’apparente. (ci-dessus).

Cette exposition est constituée uniquement de prêts de collections privées. Les œuvres en bambou sont invisibles en Europe et au Japon, un peu plus aux États-Unis. En effet, les plus importantes collections publiques de bambou japonais actuellement existantes sont conservées dans des musées américains depuis que quelques collectionneurs pionniers et marchands se sont intéressés à cet art dans les années 1960-1970. “Fendre l’air. Art du bambou au Japon” a aussi fait l’objet de commandes, permettant ainsi pour la première fois l’entrée de cet art dans un musée européen.

Des commandes ont été passées à sept artistes d’aujourd’hui, dont Nagakura Ken’ichi décédé ces derniers mois et à qui l’exposition est dédiée (ci-contre). Ces œuvres se sont totalement affranchies de l’artisanat et de la fonction originelle des paniers en bambou pour s’inscrire dans une démarche fondamentalement novatrice, flirtant avec l’abstraction et s’inscrivant de plein pied dans l’art contemporain. “Cosmo 2”, “Trois liens”, “Daruma”, “Rythme”, “Connexion entre le passé et le futur”, “Grand océan” … autant d’œuvres qui montrent, s’il en est besoin, que l’art du bambou a encore de beaux jours devant lui.

Isabelle Fauvel

“Fendre l’air. Art du bambou au Japon” du 27 novembre 2018 au 7 avril 2019 au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac 37 Quai Branly 75007 Paris.

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2 réponses à Art du bambou au Japon

  1. “Fendre l’air” me remémore, dans cet article, la passion qui animait mon ami le poète cerf-voliste Philippe Cottenceau disparu bien trop tôt.
    Ses cerfs-volants traditionnels avaient, comme il se doit, l’armature méticuleusement confectionnée en bambou selon un haut métier qui était un art à part entière en vérité.
    Heureusement photographiées par Hans Silvester, les plus belles pièces de son travail ont été publié à La Martinière.
    L’album s’intitule : Au gré du vent.

  2. Bruno Sillard dit :

    C’était dans le parc d’un château, Beauregard sans doute, ou Courçon peut-être, un étudiant d’agro nous conduisait de bosquets mystérieux en arbres séculaires. Un jour, je vous raconterais la pensée des plantes en leur temps qui passe. Notre guide s’arrête, la position de ses pieds m’évoquant celle des pattes d’un chien d’arrêt flairant une caille sidérée. Il se tourne vers nous, marque un instant de silence et nous dit : « des bambous ». La feuille est sèche, une espèce de plumet au sommet m’évoque le roseau, Le bouquet est dense. Des centaines de variétés de par le monde, pas forcément en zone humide, et mystère, si certains fleurissent chaque année, d’autres attendront 20, 40 ou 100 ans… pour mourir ensuite, sitôt la floraison unique passée. . Et notre guide de nous raconter qu’au Japon des passionnés du bambou dès qu’il leur est signalé une fleur, s’en vont en chasse d’un autre pied, établissent une lignée pour enfin produire des graines et ainsi reconstituer la chaîne du bambou.
    Apparemment il y en a d’autres aussi.

    https://www.youtube.com/watch?v=YZrnm4QyHu8

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