Le premier décembre dernier, Dominique Missika a présenté son dernier livre, « Les Inséparables, Simone Veil et ses sœurs », au nombreux public massé dans l’auditorium Landowski, lors du Salon du livre de Boulogne-Billancourt (moderne bâtiment Landowski, siège du Musée Années 30, situé juste à gauche de l’imposante mairie Années 30 signée Tony Garnier).
En tant qu’historienne, auteure de nombreux livres et documentaires sur la Résistance et la Shoah (notamment l’édition d’un DVD sur le procès Barbie), Dominique Missika nous a raconté avoir toujours trouvé une oreille attentive auprès de Simone Veil, alors présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Mais elle n’a pas caché que le contact avec cette grande dame pouvait s’avérer assez rugueux. Ainsi, un jour de 2004, alors qu’elle se trouvait dans le hall des éditions Robert Lafont où elle officiait, elle reçut un appel comminatoire commençant par un abrupt « Ici Simone Veil ! C’est inadmissible ! », lui enjoignant de se pencher sur la question du retour des déportés.
Et son interlocutrice d’enchaîner longuement sur son arrivée à l’hôtel Lutétia avec sa sœur Milou (Madeleine) en mai 1945 (après un terrible périple à partir du camp d’Auschwitz-Birkenau), puis sur un détestable séjour en Suisse à l’été 45, « les questions stupides qu’on lui avait posées, l’absence d’écoute, la priorité donnée aux déportées résistantes ».
On touche au cœur de ce livre d’une grande délicatesse : comment communiquer l’incommunicable, et comment ne pas se sentir ignoré, piétiné, et méprisé par tous ceux qui ne savent rien des camps et n’ont qu’une idée, oublier cette guerre qui s’achève enfin. On sait depuis longtemps combien les déportés se sont sentis rejetés par la population, certains en ont porté témoignage, comme Charlotte Delbo (« Aucun de nous ne reviendra », 1965, titre emprunté à un vers d’Apollinaire) ou Marceline Loridan-Ivens, sœur de captivité de Simone (« Ma vie balagan », 2008), mais Simone Veil avait raison : en lisant ce livre, on entrevoit ce que revenantes et revenants ont pu vivre et souffrir.
La sœur ainée de Simone, Denise, déportée à Ravensbrück comme résistante, était rentrée un mois plus tôt, en compagnie de Germaine Tillon et Geneviève de Gaulle. Comme l’indique Dominique Missika :
« Le pourcentage des femmes qui rentrent des camps d’extermination est infime, 3,5%. De Ravensbruck, 40% ; il y a de quoi se sentir un peu honteuse d’avoir cette chance inexplicable de s’en être sortie. »
Elles sont donc trois à en être revenues et souffrent de cet insupportable « Pourquoi moi ? », et aucune des trois sœurs Jacob ne se remettra jamais d’avoir perdu leur père et leur frère dans un camp lituanien, sans parler de leur mère. Mais l’auteure nous révèle qu’à cet inévitable sentiment de culpabilité s’ajoutera cette étonnante « rivalité », incarnée au sein même de la fratrie Jacob, entre les déportées « résistantes » (comme Denise), saluées comme des combattantes, et les « raciales » dévalorisées (déportées juives comme Simone, Milou, et leur mère).
Le livre commence d’ailleurs par la rencontre de l’auteure avec cette aînée résistante, d’une incroyable détermination forgée notamment dans le scoutisme laïque (comme toute la fratrie), qui se lancera seule dans l’aventure à 19 ans, à Lyon, l’un des lieux les plus dangereux de la Résistance :
« Ma première rencontre avec Denise remonte à l’automne 1990. Elle habitait 1, rue de l’Observatoire, en face du Luxembourg dans un immeuble spectaculaire.[…] Pas une rencontre sans que je lui demande d’écrire son témoignage. Pas une rencontre où elle ne me dise non.»
Alors ce sera l’historienne qui prendra la plume, écoutant, année après année, les confidences de Denise et de Simone, découvrant cette aînée demeurée dans l’ombre de sa glorieuse petite sœur, mais toujours à ses côtés, notamment à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
Ainsi les sœurs rescapées vont-elles perpétuer la tradition familiale, celle d’une famille inséparable. Toute petite, déjà, Simone, la dernière de la fratrie, la petite gâtée volontaire et boudeuse, était inséparable de sa mère, elle voulait tout son amour pour elle. La famille elle-même, des juifs laïcs, était profondément soudée autour de cette très belle femme longue et mince, qui avait abandonné ses études de chimie sur l’injonction de son mari pour élever ses trois filles et son fils.
Jusque dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, leur mère Yvonne ne cessera de dire à ses deux filles combien il est important, pour une femme, de faire des études et de gagner sa vie. Par extraordinaire, les trois femmes étaient parvenues à rester ensemble, et demeureront inséparables jusqu’au dernier moment : « C’était autour du 20 mars, elles n’avaient plus la notion du temps. Après douze mois dans l’enfer des camps, où, à chaque instant, Yvonne avait fait preuve d’optimisme et soufflé de l’espoir à ses filles, elle s’était éteinte, à 45 ans, comme une bougie dans les bras de Milou. D’épuisement. » Trois semaines avant la libération du camp durant lesquelles les deux sœurs resteront « collées l’une à l’autre », Simone insufflant chaque souffle de vie à sa sœur à demi mourante.
Bien plus tard, Simone évoquera sa mère pour Dominique Missika (ci-dessus), parlant de « l’être qui a été pour moi le plus cher au monde », qui lui a inspiré tout ce qu’elle a pu accomplir.
Car il a fallu se réinventer, et là encore, l’auteure fait preuve de beaucoup de sensibilité. Apparemment, dit-elle, les trois sœurs se coulent vite dans le moule commun, surtout Simone. Dès le 26 octobre 1946, à tout juste 20 ans, elle épouse Jean Veil, un condisciple de Sciences Po. : « Ils semblent radieux ». Denise, elle, convolera le 18 avril 1947 à Paris, avec le journaliste Alain Vernay rencontré à Londres. Le 25 juin 1949, c’est le tour de Milou. Viennent les bébés, et le « coup de tonnerre », lorsque Simone annonce à ses sœurs qu’elle part en Allemagne avec son mari et ses deux fils de 2 et 1 ans. Son jeune mari de 25 ans en a besoin pour sa carrière, et pour préparer tranquillement l’ENA. Elle considère que ce qui est arrivé sous les nazis aurait pu arriver n’importe où ailleurs, opinion combien iconoclaste, surtout à l’époque. Vient l’année 1952, où Milou disparaîtra avec son bébé dans un accident de voiture.
Comment surmonte-t-on tant d’horreur ? L’auteure a son idée là-dessus, et nous apprend que les deux sœurs, les survivantes, se retrouveront chaque dimanche matin, toutes les deux seules, inséparables, pour parler de ce qu’elles ont vécu, chéri, et perdu.
Lise Bloch-Morhange
« Les Inséparables, Simone Veil et ses sœurs », par Dominique Missika, Éditions du Seuil, 19 euros
Merci, Lise, vous donnez très envie de découvrir l’histoire de cette fratrie singulière