Jean Marais éternellement

Un visage d’une grande beauté dans lequel éclatait un regard bleu clair respirant l’honnêteté et la franchise, une silhouette athlétique d’Apollon, puis, les années passant, celle majestueuse d’un Hadès vieillissant à la belle crinière blanche. A ce physique de séducteur s’ajoutaient une voix reconnaissable entre toutes, un sourire éclatant des plus sympathiques et un rire en cascade d’enfant joueur. Ainsi pourrions-nous esquisser en quelques traits le portrait de Jean Marais disparu le 8 novembre 1998, il y a tout juste vingt ans. Mais celui pour qui la beauté intérieure, les qualités morales, importaient plus que la beauté physique, était bien davantage que cela, connu pour son extrême gentillesse et sa générosité, sa fidélité en amitié et une étonnante modestie malgré sa renommée, une carrière théâtrale et cinématographique impressionnante et des rôles ayant marqué à jamais l’histoire du cinéma français.

Jean Marais vit le jour à Cherbourg le 11 décembre 1913 et vécut une enfance choyée et chaotique entre une mère cleptomane et fantasque, deux aïeules protectrices et aimantes et son frère Henri de quatre ans son aîné. Il avait très peu connu son père que sa mère avait quitté à son retour de la guerre et dont elle ne cessa, par la suite, de laisser planer un doute sur la réelle paternité. Jeune homme un peu perdu se rêvant comédien, la deuxième naissance de Jean Marais eut lieu en 1937 (il disait “J’ai vécu vingt-quatre ans avant de naître.”) lorsque, alors élève et figurant chez Charles Dullin, il rencontra, lors d’une audition pour “Œdipe-roi”, celui qui allait devenir son ami et Pygmalion : le poète Jean Cocteau. La rencontre fut totale, fusionnelle. Amoureuse, intellectuelle, artistique. Si l’auteur de “L’Ange Heurtebise”, alors quadragénaire, prit avec amour le jeune homme sous son aile, l’éduquant, le révélant à lui-même et lui apportant, par conséquent, une gloire qu’il savait méritée, celui-ci, en retour, lui inspira ses plus belles œuvres. “Le tour du monde était un bien pauvre voyage / A côté du voyage où je pars avec toi / Chaque jour je t’adore et mieux et davantage/ Où tu vis c’est mon toit.” déclarait l’écrivain dans l’un des nombreux poèmes qu’il adressa au jeune comédien.

À travers Jean Cocteau, dont les amis se nommaient Max Jacob, Christian Bérard, Boris Kochno, Coco Chanel – qui fut par la suite la marraine de guerre du soldat Marais –, Al Brown, Georges Auric, Picasso, Jean Hugo, Colette…, le jeune homme eut accès à un monde artistique qui lui était alors totalement inconnu.
Après lui avoir confié le rôle du chœur dans “Œdipe-roi”, puis celui de Galaad le très pur dans “Les Chevaliers de la Table Ronde”, Jean Cocteau écrivit, par la suite, des pièces et des rôles spécialement à son attention : “Les Parents terribles” (1938), “La Machine à écrire” (1941), “Renaud et Armide” (1943) ou encore “L’Aigle à deux têtes” (1944), pièce dans laquelle le comédien casse-cou eut la joie d’effectuer sa première cascade en dévalant tout un escalier à la renverse. De son côté, Jean Marais n’hésitait pas déjà à monter en parallèle ses propres projets théâtraux dont il signait tout à la fois la mise en scène, le décor et les costumes, comme, par exemple, les pièces de Racine “Britannicus” (1941) et “Andromaque” (1944).

Si son interprétation du personnage de Michel dans “Les Parents terribles” lui avait apporté une soudaine notoriété, celle-ci demeurait cependant toute parisienne et limitée au monde du théâtre. C’est incontestablement le cinéma qui lui apporta la célébrité. Jean Cocteau, déçu par les propositions cinématographiques que l’on faisait à son ami, avait décidé de lui écrire son film, une grande histoire d’amour dont il serait bien évidemment le héros. Pour le poète, la littérature comportait deux grandes histoires d’amour, “Roméo et Juliette” et “Tristan et Yseult”. Jean Marais serait Tristan. Empruntant son titre à Nietzsche, Jean Cocteau écrivit une version moderne de la légende celtique dont il confia la réalisation à Jean Delannoy : “L’Eternel retour” (1943). Madeleine Sologne et Jean Marais, dont les chevelures blondes assorties accentuaient la beauté, formaient un couple des plus romantiques. Le succès fut tel que le jeune homme devint du jour au lendemain l’objet d’adulation de toute une génération, recevant jusqu’à trois cents lettres par jour d’admiratrices qui n’hésitaient pas également à se rendre à son domicile rue Montpensier, et le pull jacquart qu’il portait dans le film fut le vêtement le plus à la mode cet hiver-là. Par la suite, Jean Cocteau décida d’adapter pour l’écran et de réaliser lui-même un conte que Jean Marais appréciait tout particulièrement : “La Belle et la Bête” (1946). Le jeune comédien y interprétait, aux côtés de Josette Day, le rôle de la Bête ainsi que celui d’Avenant et du Prince. Œuvre poétique par excellence, dont l’aspect féerique doit tout autant au sujet qu’à la réalisation et aux nombreuses trouvailles du poète devenu cinéaste, ce film mythique fait désormais partie des chefs-d’œuvre intemporels du 7ème art.
Ces débuts artistiques n’empêchèrent pas le jeune comédien de s’impliquer dans le second conflit mondial et de faire preuve d’un courage exemplaire. Outre l’épisode repris par François Truffaut dans “Le dernier métro” lors duquel il roua de coups Alain Laubreaux, critique du journal collaborationniste Je suis partout, qui avait très injustement décidé d’éreinter Jean Cocteau et sa Machine à écrire avant même d’avoir vu la pièce, Jean Marais s’engagea dans la 2ème DB du Général Leclerc et reçut la croix de guerre que, bien évidemment, il considérait ne pas avoir méritée. A son grand regret, la Résistance n’avait pas voulu de lui, considérant, à tort ou à raison, qu’il vivait auprès de quelqu’un de trop bavard.

Après la guerre, les projets continuèrent de s’enchaîner. Jean Cocteau adapta au cinéma ses pièces “L’Aigle à deux têtes” (1947) et “Les Parents terribles” (1948) et écrivit pour Jean Marais son premier rôle de cape et d’épée – le premier d’une longue série –, une adaptation du “Ruy Blas” de Victor Hugo réalisée par Pierre Billon (1948). Mais c’est en 1949 que vit jour une de leurs plus belles collaborations artistiques : “Orphée”, adaptation cinématographique moderne du célèbre mythe. Jean Marais y était beau comme jamais. Incarnant le poète éponyme chanté par Cocteau, il traversait les miroirs pour se rendre aux Enfers y chercher son épouse Eurydice et tombait amoureux de la Princesse qui n’était autre que la mort elle-même, incarnée par Maria Casarès.

Les années cinquante et soixante marquèrent l’apogée de la carrière du comédien avec des œuvres cinématographiques signées Jean Renoir, Luchino Visconti, Sacha Guitry, Abel Gance… mais aussi des films plus populaires d’aventures et de cape et d’épée au succès retentissant dont l’athlétique quadragénaire, alors toujours au sommet de sa forme, se fit alors un habitué (“Le Bossu”, “Le Capitan”, “Le Capitaine Fracasse” pour ne citer que les plus célèbres) et bien évidemment la série des Fantômas.
Lui qui avait fait ses débuts avec de grandes comédiennes telles qu’Yvonne de Bray, Gabrielle Dorziat, Edwige Feuillère ou encore Marie Bell (lors de son bref passage à la Comédie-Française), eut par la suite pour partenaires les actrices les plus célèbres de l’époque (Jeanne Moreau, Michèle Morgan, Danielle Darrieux, Ingrid Bergman, Alida Valli… et même Brigitte Bardot à ses débuts).

Si les vies de Jean Marais et Jean Cocteau prirent à cette époque des chemins différents, l’amitié et une profonde affection demeurèrent. Durant toute son existence, le comédien ne cessa de vouer une éternelle reconnaissance au poète. Ainsi, son statut de vedette de cinéma ne l’empêcha pas de faire une simple apparition dans l’ultime film du poète-cinéaste, “Le Testament d’Orphée” (1960), tandis que, de son côté, Jean Cocteau signait l’adaptation de “La Princesse de Clèves” (1961) dont Jean Marais interprétait le rôle masculin principal sous la direction de Jean Delannoy. Et lorsque le poète tomba gravement malade, après son deuxième infarctus, c’est tout naturellement à Marnes-la-Coquette, chez son fidèle ami, qu’il partit se reposer.

Le 11 octobre 1963, Jean Cocteau succombait à un œdème du poumon, laissant Jean Marais anéanti de tristesse. Pendant les trente-cinq années qui suivirent, le comédien ne cessa de rendre hommage au poète, notamment au théâtre, en montant et jouant ses pièces, ses poèmes… (1) Pour les vingt ans de sa disparition, il relut toute son œuvre et créa un spectacle-hommage des plus poétiques : “Cocteau-Marais”. Marais vivant, Cocteau ne serait pas oublié et les jeunes générations prendraient plaisir à le découvrir…

Si Jean Marais s’était éloigné des plateaux de tournage pour partager son temps entre la scène (2), le dessin, la peinture, la poterie et la sculpture – une statue grandeur nature réalisée par le comédien représentant l’écrivain Marcel Aymé en Passe-Muraille figé dans le mur de la Place Marcel Aymé à Montmartre atteste de cet autre talent de celui qui habitait à deux pas rue Norvins – , sa carrière à l’écran se termina, à l’exception de quelques rares apparitions, en 1970, sur une petite merveille cinématographique. Tout comme Jean Cocteau avait autrefois adapté le conte de Madame Leprince de Beaumont, Jacques Demy, très admiratif de l’œuvre de son aîné, s’empara d’un conte de Perrault, “Peau d’âne”, pour créer à l’écran un univers tout aussi fantastique et enchanteur, dans un univers composé cette fois de chansons et de couleurs. La silhouette à la carrure imposante de Jean Marais dans le rôle du Roi rappelait non sans émotion celle de La Bête…

Jean Cocteau, dans “Le Testament d’Orphée”, disait : “Faites semblant de pleurer, mes amis, puisque le Poète ne fait que semblant d’être mort.” et Jean Marais, dans ses mémoires, lui répondait en terminant par ses mots : “Jean, je ne pleure pas. Je vais dormir. Je vais m’endormir en te regardant, et mourir, puisque désormais je ferai semblant de vivre.”

Jean Marais repose dans le cimetière de Vallauris, Jean Cocteau dans la Chapelle Saint-Blaise des Simples à Milly-la-Forêt qu’il avait lui-même décorée. Cette séparation pour le moins incongrue des deux sépultures n’est heureusement que purement géographique. Lorsque l’on pousse la porte de la petite chapelle de Milly, les deux amis y sont en pensée réunis. On est accueilli par la voix puissante et reconnaissable entre toutes de Jean Marais nous présentant la dernière demeure du poète. Reposant humblement au milieu de la pièce et comme protégée par ses fresques, la tombe de celui-ci est encastrée en toute simplicité à même le sol. À côté de l’étoile qui accompagnait sa signature, on peut y lire : “Je reste avec vous.” 

Isabelle Fauvel

(1) “Œdipe-roi” (1969), “L’Ange Heurtebise” (1972), “Les Parents terribles” (1977), “Cocteau-Marais” (1983), “Bacchus” (1987), “La Machine infernale” (1989), “Les Monstres sacrés” (1993), “Les Chevaliers de la Table Ronde” (1995) …

(2) “Le Disciple du Diable” (1967), “Cyrano de Bergerac” (1970), “L’Amour masqué” (1970), “Tartuffe” (1972), “Le Roi Lear” (1978), “Cher Menteur” (1980), “Du vent dans les branches de Sassafras” (1981), “Le Cid” (1985), “La Maison du Lac” (1986), “Hernani” (1989) …

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7 réponses à Jean Marais éternellement

  1. Alain Réby dit :

    Quel hommage magnifique à Jean Marais.
    Merci

  2. Chastenet Olivier dit :

    J’ai toujours été admiratif de Jean Marais ,sa franchise,son courage,sa joie de vivre,sa beauté intemporelle et avec le temps il ne faisait que se bonifier en tant qu’homme et en tant qu’acteur.Il est resté beau tout au long de sa vie et n’a jamais oublié l’homme qui lui a permis en partie de devenir ce qu’il était.Un homme exceptionnel Jean Cocteau qui a rencontré un autre homme exceptionnel,Jean marais et qui restent à tout jamais inséparables.Il était magnifique dans le « roi Lear » au théâtre et royal dans la vie.

  3. philippe person dit :

    Vous avez raison aussi de citer « Du Vent dans les branches de Sassafras »… Il reprenait le rôle de Michel Simon dans la pièce de René de Obaldia…. qui s’en souvient encore très bien… et qui vient il y a tout juste un mois de fêter ses 100 ans ! Il a toujours bon pied bon oeil et bel appétit, croyez-moi !

    et son dernier film était un Bertolucci… « Beauté Volée »….

  4. Marine Degli dit :

    Très bel article, tout empreint d’émotion, qui rend (presque) autant hommage à Jean Marais qu’à Jean Cocteau! Que de merveilleux souvenirs de jeunesse dans cette évocation.
    Merci Isabelle!

  5. Viviane Vagh dit :

    Merci Isabelle pour cette belle histoire d’humains d’exception, qui nous transmettent, par leur travail de grands artistes, une histoire d’humanité exceptionnelle.

  6. BM Flourez dit :

    Très bel hommage qui nous rappelle ainsi qu’on aime longtemps ceux qui nous ont fait aimer.
    Merci.

  7. Ping : Orphée, farce onirique | Les Soirées de Paris

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