Alan Hollinghurst, l’un des grands écrivains anglais contemporains (né en 1954), romancier, poète, nouvelliste, traducteur de Racine (« Bajazet » et « Bérénice »), est plus que reconnu par ses pairs : son premier roman, The Swimming Pool Library, paru en 1988 (la Piscine-bibliothèque, nouvelle traduction 2015 chez Albin Michel) a reçu en 1989 le prix Somerset Maugham ; The Ligne of Beauty (La Ligne de beauté, Fayard 2005), écrit sous les auspices de Henry James, a obtenu en 2004 le Booker Prize, équivalent de notre prix Goncourt ; en France, The Stranger’s Child 2011 (l’Enfant de l’Étranger, Albin Michel), a reçu le prix du meilleur livre étranger en 2013.
Dans son dernier livre, « L’affaire Sparsholt » (« The Sparsholt Affair » 2017), paru récemment chez Albin Michel, on retrouve l’essence même des éléments qui caractérisent son œuvre : roman choral mettant en scène un groupe de personnages que l’on va voir évoluer sur plusieurs générations. Tantôt proustien pour la hantise du temps qui passe, tantôt jamesien pour l’ambiguïté de toutes choses, il est aussi pleinement propre à l’auteur, aussi bien par l’extrême sensibilité dont il témoigne que par sa prose ou sa composition virtuoses.
Dans la première partie, intitulée « Le nouveau », un ancien étudiant d’Oxford, Freddie Green, se remémore l’année 1940 au sein de l’université, alors qu’il s’efforçait, en compagnie d’un groupe de condisciples aux aspirations diverses, de poursuivre des études dans un étrange climat de semi désertion, à l’écart (mais sur la trajectoire) des bombardements s’abattant sur Londres au cours du blitz.
Ayant formé un Club littéraire, le petit groupe s’était retrouvé un soir dans son logement universitaire: Peter Coyle le peintre, Charlie Farmonger, Evert Dax et lui-même, plus âgé d’un an et exempté de service militaire. Il s’agissait de trouver quel écrivain connu pourrait, au nom du Club, être pressenti pour venir parler de son œuvre devant les étudiants : « Quand les bombardements ont commencé, les gens ont voulu savoir ce que les écrivains en pensaient. »
Le sarcastique Peter Coyle suggère de demander à Evert de solliciter son père, l’illustre A.V.Dax, sachant très bien tout le déplaisir qu’en éprouvera son fils. Suivront pas mal de pages, en commentaire off, sur les qualités et les défauts de l’illustre écrivain vu par les différents protagonistes, sur le thème : est-ce un grand auteur ou un de ceux qu’on a aimé quand on était jeune et qui ne passe pas l’épreuve du temps? Très Henry James, tout ça…
Soudain, Peter et Evert se mettent à la fenêtre : « C’était ce bref intervalle entre le coucher du soleil et le black-out qui permettait de voir dans le logement des autres. Les hauts panneaux de verre qui avaient reflété le ciel toute la journée rougeoyaient maintenant ça et là, complices, et révélaient des silhouettes au travail ou allant et venant derrière le grillage illuminé des fenêtres à guillotine. »
Que voient-ils donc à ce moment magique et fugace ?
Un jeune étudiant, un nouveau, «un garçon en débardeur éclatant qui soulevait et abaissait des haltères avec régularité. » Une véritable apparition, un véritable dieu grec, dans l’univers d’Hollinghurst si sensible au corps masculin. Le narrateur va observer ce qu’il appelle « l’affaire Sparsholt », à savoir la compétition entre les deux garçons à la fenêtre pour s’attirer les faveurs du jeune athlète. Ce sera un des premiers épisodes de cette affaire qui donne son titre au livre, et qui va prendre des formes multiples au fil des pages, autour de l’idée : qui est vraiment ce David Sparsholt ? Quelle est sa vraie nature ? Jusqu’où est-il prêt à aller pour atteindre ses objectifs ?
La courte seconde partie, « Le poste de guet », se réfère au nom de la villa de vacances, située près de Falmouth, louée par David et sa femme Connie. Nous sommes quelque vingt cinq ans plus tard, au milieu des années 1960. David est devenu un brillant bâtisseur, et l’histoire nous est contée du point de vue de Johnny, adolescent de quatorze ans, fils unique du couple. Johnny a trouvé très tôt sa vocation, dans tous les domaines : il dessine sans arrêt et tombe facilement amoureux de garçons de son âge. Les Sparsholt deviennent très liés avec des voisins, le couple Norma-Clifford Haxby, et le récit s’achève sur une scène mystérieuse, à peine entrevue par Johnny, entre son père et Clifford, renvoyant à nouveau à l’énigme de la vraie personnalité de David.
La troisième partie, « Petites huiles », s’ouvre sur une séquence proustienne : Johnny, devenu adulte, travaille désormais pour un marchand d’art londonien. Il vient un jour livrer à un client un tableau restauré, et tombe au milieu d’une sorte de célébration où nous, lecteurs, reconnaissons plusieurs des jeunes étudiants d’Oxford, hommes et femmes, devenus, aux yeux du jeune homme, « des gens entre deux âges ou, pour certains, franchement vieux ». Nous sommes chez Evert, l’ancien étudiant autrefois si fasciné par le corps de David, qui vit maintenant avec un certain Denis bien plus jeune que lui. Ce jour là, il a réuni ses anciens camarades pour leur lire un petit texte sur la conférence faite à l’époque par son père à Oxford.
Bien entendu, Johnny ne connaît personne, mais lorsqu’il est présenté à Evert, son trouble ne lui échappe pas.
Même s’il ignore ce qui a pu se passer autrefois entre son père et Evert à Oxford (nous lecteurs le savons), chaque fois qu’il se présente à des inconnus, Johnny sait qu’ils pensent immédiatement « Voici donc le fils du fameux David Sparsholt ! ». Ce qui le renvoie à la fameuse « affaire Sparsholt » ayant défrayé la chronique en 1966, un scandale sexuel et politique dont nous se saurons jamais vraiment en quoi il a consisté. A nous lecteurs d’imaginer et de deviner ce qu’a pu être cette seconde « affaire Sparsholt » (le premier épisode oxfordien en constituant les prémices) puisque la vie est faite de correspondances…
Nous suivrons ensuite les nouvelles aventures londoniennes de Johnny, ses amours contrastées mais toujours masculines, ses amitiés variées elles aussi, et sa profonde passion pour la peinture et l’architecture (reflets de celles de l’auteur).
Au début de la quatrième et dernière partie, « Pertes », nous assistons, vingt ans plus tard, à un vernissage à la Portrait Society, où Johnny, peintre reconnu, expose un grand portrait. Il est venu accompagné de sa fille Lucy, une fillette de sept ans. Laissons au lecteur la surprise de découvrir l’improbable façon dont Johnny est devenu père, et leurs exceptionnels et occasionnels rapports père-fille. Au fil du temps, vernissages et enterrements s’enchaîneront sous les yeux de Lucy, mais son père lui cachera comment il combat vaillamment la vieillesse.
En fermant le livre, on a un peu l’impression d’avoir assisté à l’élaboration d’une vaste toile élaborée au cours des ans, soigneusement composée de quelques grands éléments, complétés par une incroyable foule de détails.
Lise Bloch-Morhange
« L’Affaire Sparsholt » Alan Hollinghurst Albin Michel 24,90 euros
Dire que des goujats mettent en doute votre capacité à donner envie de lire ou d’entendre ! Chère Lise, j’avoue à ma courte honte que j’ignorais tout d’Allan Hollinghurst et qu’à la suite de votre article cette ignorance ne va pas durer très longtemps !
Un grand merci !
Je vous envie, cher Philippe, de découvrir bientôt ce très grand écrivain!