Bangkok est une mégalopole qui dissimule habilement ses charmes. C’est une ville bruyante, malodorante, où les déplacements – tous modes de transport confondus – tournent souvent au calvaire… et pourtant. C’est une ville qui sait surprendre. Avec des événements qui peuvent laisser pantois les visiteurs, comme l’inauguration récente d’un énième centre commercial de grand luxe célébrée avec un spectacle à 1 milliards de bahts, soit la bagatelle d’environ 26 millions d’euros (oui, 26). Mais aussi avec des initiatives bluffantes comme cette toute première Biennale d’art contemporain (the BAB) qui s’est ouverte le 19 octobre pour durer presque 4 mois.
La BAB a envahi « the Big Mango » – ce qui, compte tenu de la superficie de Bangkok, est déjà d’une grande audace – en investissant 20 lieux aussi divers que des temples, des carrefours, des jardins, des centres commerciaux, des hôtels et, bien sûr, des lieux culturels comme l’Alliance française, les galeries d’art et le Bangkok Art and Culture Centre (BACC). 75 artistes se sont engagés dans cette aventure pas vraiment gagnée d’avance, Bangkok n’étant pas réputée pour l’audace de sa scène culturelle et artistique, même si les choses bougent un peu depuis quelques années. Des artistes, de 33 nationalités, plus ou moins reconnus à l’échelle internationale, sont donc venus à la rencontre de la population thaïlandaise. Et l’une des très jolies surprises de ces premières semaines, c’est que la Biennale séduit un jeune public, un public familial, un public vivant, qui se promène dans les galeries avec une curiosité sincère, sans se composer l’attitude inspirée et silencieuse des experts et à grand renfort de selfies. Mais ainsi va l’Asie.
L’histoire telle que les promoteurs de la BAB la raconte est jolie : au début, il y a la présence fidèle et assidue du Royaume du Siam aux grandes expositions universelles de la fin du 19ème siècle. Le roi d’alors, Chulalongkorn, ébloui par la créativité de ces événements et encore plus par celle de la Biennale de Venise, en était revenu avec l’idée d’organiser un équivalent à Bangkok. La Première Guerre Mondiale a brutalement cassé son élan et ses successeurs n’ont jamais repris le flambeau. Jusqu’à ce que la Bangkok Art Biennale Foundation, une ONG créée début 2017, décide de se lancer dans l’aventure de cette nouvelle Biennale, avec l’indispensable soutien de la Métropole de Bangkok.
Et, en dépit de délais assez courts, ils ont réussi à attraper de gros poissons pour cette première. Marina Abramovic d’abord, qui n’est pas venue qu’avec ses propres œuvres et ne s’est pas économisée pour assurer le lancement médiatique de la Biennale. Elle a entraîné huit « performeurs », disciples de « The Abramovic Method », porteurs de projets pas toujours faciles d’accès pour un public non averti : des performances de trois semaines pour « pousser les frontières du corps et de l’esprit ». Du 18 octobre au 11 novembre, le Birman, Lin Htet, est ainsi resté le regard figé et le corps immobile dans une cage de barbelés dans une allusion sans ambiguïté au traitement des Rohyinga. Sans doute aussi dérangeant que nécessaire.
Plus ludiques, quoique, les arbres multicolores et autres sculptures gigantesques, comme la boule de mitraillettes colorées (ci-contre), du Coréen Choi Jeang Hwa et les célèbres ballons à pois de Yayoi Kusama s’exposent aux abords des grands centres commerciaux et cohabiteront bientôt avec les décorations de Noël (oui, on fête Noël en Thaïlande, tout comme la France s’est inclinée devant Halloween). Les grincheux ont pesté contre l’art qui se vendait aux marchands du temple. Pragmatisme thaïlandais oblige : allons chercher le public, et les mécènes, là où il se trouve.
Évidemment, dans cette Biennale, la photo et la vidéo occupent une large place, fort éloignée des « jolies images » que la Thaïlande utilise trop souvent pour sa promotion. Un court-métrage donne ainsi la parole à de jeunes prostituées thaïlandaises sur le thème de « My dream is… », apportant parfois à la litanie des aspirations matérielles (une maison, une voiture) des réponses assez déroutantes : « my dream is… d’être propriétaire d’une compagnie aérienne parce que c’est joli les avions » ou « my dream is… d’être la Mafia parce que les hommes ne m’embêteraient plus mais je ne tuerais personne ». La Biennale accorde d’ailleurs une large place aux femmes et fait ainsi la promotion d’un projet collectif visant à donner aux musulmanes du sud de la Thaïlande une voix artistique qu’elles n’auraient pas spontanément fait leur.
Un collectif d’artistes, Numen for Use Design Collective (né en Croatie), propose ailleurs une expérience sensorielle mobilisant la vue, le toucher, l’odorat et l’ouïe dans une sorte de gigantesque tunnel cannibale fait de bandes adhésives et de plastique dans lequel le public s’engouffre par tout petits groupes et d’où il ressort avec des mines réjouies et sidérées à la fois, sans imaginer la moindre proximité de cette expérience avec le plastique qui étouffe le pays.
Impossible de rendre compte du foisonnement de cette Biennale de façon exhaustive. D’autant qu’il est probable que peu de lecteurs des Soirées de Paris auront l’occasion de profiter de sa vitalité assez joyeuse, tant par les œuvres présentées que par l’adhésion du public… C’est loin Bangkok. Mais si l’aventure prospère et qu’elle se renouvelle dans deux ans, ça pourra valoir la peine d’inscrire Bangkok à son carnet de voyages.
Marie J
The Bangkok Art Biennale. Jusqu’au 3 février 2019
Ici comme ailleurs, à Bangkok ou à la FIAC, n’assiste-t-on pas tout simplement à la mort de la peinture ? Je n’ai pas l’impression qu’on s’en rende compte…
Entre les écoles d’art où l’on apprend plus le dessin et les galeries où l’on n’expose plus que des installations, où sont les peintres modernes ? Basquiat n’est-il pas l’ultime « grand » peintre ?
À moins qu’à chaque fois que je tombe sur un article sur l’art contemporain (notamment sur Les Soirées de Paris) le rédacteur n’aime pas la peinture et la passe sous silence ?
Chère Marie J, dites moi franchement : est-ce que c’est vous qui considérer que l’art d’aujourd’hui est tout sauf la peinture ou est-ce les expos ou manifestations dont vous rendez compte ?
Cher Philippe, il y a aussi de la peinture – dont une de Basquiat d’ailleurs – dans cette Biennale mais plutôt dans des galeries spécialisées et moins faciles d’accès. Ou beaucoup plus ponctuellement. L’Alliance française accueille ainsi une toile splendide de Yan Pei-Ming « Ma mère ». Et c’est toute la question de l’accès qui se pose : l’Alliance française est au fond d’une impasse peu avenante, entre un immense chantier et l’ambassade d’Australie ceinte de murs et de gardiens. Ne verront cette toile que ceux qui ont une bonne raison d’aller à l’Alliance. Tant mieux pour eux mais il est difficile d’exiger la même curiosité d’un plus grand nombre. Toutes les disciplines sont donc représentées. Les galeries de peinture sont de façon générale devenues très actives, hors de cet événement biennal. Mais celui-ci est tellement vaste et multiforme que, oui, mon compte rendu est très partiel : je voulais surtout insister sur la dimension populaire inattendue de cette manifestation. Painting not dead !
Merci ! Espérons qu’un jour prochain, votre partialité sera du côté de la peinture… Car il nous reste du pariétal, Lascaux et pas des installations… À moins que les tumulus et autres dolmens soient considérés comme leurs ancêtres !
Je crois qu’on aura encore l’occasion d’en débattre !!!!