Sa photo Migrant Mother, réalisée en 1936, a fait le tour de la terre. Le portrait de la « piéta prolétaire » de 32 ans au regard assombri par le manque de perspectives est devenu emblématique des migrations des paysans jetés sur les routes américaines par la crise de 1929. Migrants, chômeurs, SDF, racisme, camps de détention… les photos de Dorothea Lange, exposées au musée du Jeu de Paume, résonnent fortement avec notre actualité. Les cinq séries présentées, dont des inédits, nous permettent de mieux connaitre l’œuvre de cette icône de la photographie documentaire en suivant un parcours chronologique : période de la Dépression (1933-1934), travail pour la Farm Security Administration (1935-1939), camps d’internement des Américains d’origine japonaise (1942), chantiers navals de Richmond (1942-1944) et reportage sur un avocat commis d’office (1955-1957).
Pour Dorothea Lange, le déclic est venu en observant les laissés-pour-compte de la Dépression dans les rues de San Francisco. En 1932, âgée de 37 ans, elle abandonne son métier de portraitiste de studio à succès pour partir arpenter ces rues et se consacrer à la photo documentaire. Soupes populaires, sans abris, grèves et manifestations d’ouvriers les clichés novateurs de cette pionnière du documentaire social sont remarquées par Paul Taylor, professeur d’économie à l’université de Californie et spécialiste des conflits agricoles des années 1930. Il fait appel à elle pour illustrer ses rapports. Ce sera le début d’une longue collaboration qui les réunira sur la scène de travail comme à la ville car Taylor deviendra le second mari de Dorothea, qui avait épousé en premières noces le peintre Maynard Dixon.
De 1935 à 1941, Dorothea Lange sillonne les États-Unis avec son appareil photo pour répondre à une commande de la Farm Security Administration. Elle doit rendre compte de la façon dont les aides déployées par le New Deal, la politique économique de Roosevelt pour lutter contre les effets de la Dépression, bénéficient à la population. Le talent artistique de Lange, étayé par les relations qu’elle a su nouer avec les personnes photographiées et les légendes qu’elle a rédigées ont fait de ses photos de véritables chroniques sur les effets du déplacement et du déclassement social. Souhaitant intensifier ses clichés par des mots, elle écrivait en effet elle-même des légendes très travaillées ou retranscrivait des témoignages recueillis lors de ses échanges avec les migrants. Elle affirmait : « Je n’aime pas le type de texte qui vous dit quoi regarder ou qui explique la photographie. J’aime les mots qui précisent le contexte, le renforcent sans vouloir pour autant imposer un sens. Juste pour donner un peu plus d’informations afin de mieux regarder l’image. ».
En 1942, au lendemain de Pearl Harbor, les États-Unis entrent en guerre. Dorothea Lange effectue, pour le magazine Fortune, un reportage sur les chantiers navals de Richmond qui voient une arrivée massive de travailleurs. Avec l’évolution des techniques et le système de préfabrication, l’assemblage des éléments ne requiert plus de main-d’œuvre qualifiée et les chantiers embauchent énormément. Ses photos, dont de nombreux portraits de femmes et de noires, redonnent dignité et sourire aux travailleurs que la crise de 1929 avait détruits.
1942 est aussi l’année où 110 000 Américains d’ascendance japonaise ont été internés dans des camps dans des zones reculées des États-Unis. La War Relocation Authority mandate Dorothea Lange pour constituer des archives sur leur recensement et déplacement. Cette série est inédite et pour cause ! Longtemps classées secret-défense, ces photos n’ont été publiées qu’en 2006. Le but était sans doute de montrer que les personnes d’origine japonaise étaient bien traitées. Dorothea Lange s’est efforcée de témoigner de leur dignité et de leur volonté de se montrer patriotes.
S’il peut sembler rédhibitoire d’accepter des commandes officielles tout en dénonçant les conséquences des politiques menées par le gouvernement, rendons grâce à Dorothea Lange d’avoir su par son travail photographique alerter l’opinion publique sur les conditions de vie des migrants et l’oppression et la ségrégation touchant certaines populations.
La série sur un avocat commis d’office, une commande du magazine Life réalisée dans un Tribunal d’Oakland, clôture l’exposition. Cette mesure qui devait permettre à tout un chacun de se défendre a été généralisée dans une majorité d’États américains dans les années 1950. Dorothea travaillera pendant plus d’un an, rencontrant les prisonniers dans leurs cellules, assistant aux audiences, discutant avec un avocat commis d’office d’origine yougoslave. Dénonçant une fois de plus l’oppression, ses photos tendent à pointer du doigt la discrimination dont les noirs faisaient l’objet.
En 1964, alors qu’elle est diagnostiquée avec un cancer en phase terminale, le conservateur du Musée d’art moderne de New York lui annonce qu’il prévoit une rétrospective majeure de son œuvre. Il ne lui demande pas son accord de peur qu’elle refuse. Elle passe alors près de deux années à visualiser les milliers de clichés pris tout au long de sa carrière pour en sélectionner deux cents avec lui. Elle meurt le 11 octobre 1965. Trois mois plus tard, le musée ouvrira ses portes à la rétrospective consacrée à Dorothea Lange, l’une des rares femmes photographes de l’époque à être reconnue de son vivant et la première photographe à bénéficier d’une exposition personnelle au musée d’art moderne de New York en 1966.
Lottie Brickert
Dorothea Lange, Politiques du visible, jusqu’au 27 janvier 2019. Jeu de paume, 1, place de la concorde · Paris 8e. Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 19 h ; le mardi de 11 h à 21 h. Plein tarif : 10 € – Tarif réduit : 7,50 €.
Même en travaillant sur commande, ses clichés ne ménageaient pas la vérité. Après, les commanditaires pouvaient décider de publier ou non. Est-ce que l’administration Trump se soucie de documenter sa politique ????
Pourquoi s’attaquer encore à Trump : est-ce bien différent avec un autre président ?
Ah ! Ce monde merveilleux d’avant M.Trump ! Cet Obama qui n’a pas sauvé un Noir de la colonie pénitentiaire qu’est le pays dit » Etats-Unis « …
Et nos bons présidents français, ils s’intéressent au travail de Depardon et autres ?
Sur les États-Unis, je vous conseille l’équivalent cinéma de Dorothea Lange : Roberto Minervini dont le nouveau film sort avant la fin de l’année : » What you gonna do when the world’s in fire »… Vous y verrez la terrible condition des Noirs américains… Pas celui des « Blacks » pour branchés ou publicitaires… Quand on laisse vivre les gens ainsi on n’a pas le droit d’appeler ça une « démocratie »… Et ça ne date pas de Monsieur Trump… qui, lui, au moins, vit dans un monde sans vaseline…
Merci, Lottie, pour ce beau compte-rendu qui m’a fait me précipiter au Jeu de Paume. L’exposition est, en effet, magnifique et passionnante. Et j’ai découvert avec horreur cet épisode historique de l’année 1942 où, suite à l’attaque de Pearl Harbor, 110 000 Américains d’ascendance japonaise avaient été internés dans des camps dans des zones reculées des États-Unis.