Il se trouve que peu de temps avant sa mort -il y a pile cent ans aujourd’hui-, Guillaume Apollinaire avait écrit un article sur la grippe espagnole qui devait le faucher dans sa 38e année. Dans un numéro du Mercure de France il avait en effet troussé un articulet sur l’épidémie qui complétait l’hécatombe des tranchées. Il y recommandait à ses lecteurs potentiellement atteints par le virus de « renifler du jus d’oignons ». Il citait à ce sujet une certaine Mrs Hetty Green, une riche américaine qu’il présentait comme une « déterminée mangeuse d’oignons ». Elle ne sortait jamais, racontait-il, sans en avoir dans les poches. Et dans le même ordre d’idées il précisait qu’il fallait bien les bouillir pour ne pas gâter un baiser impromptu.
Faute de vaccin, faute d’oignons peut-être, Guillaume Apollinaire a rendu l’âme chez lui au 202 bd Saint-Germain. Son ami André Billy qui était venu se recueillir auprès du gisant avait eu cette réflexion magnifique: « Il avait l’air d’être son propre tumulus« . Oui il était mort. On pourrait aussi écrire qu’il avait rendu son dernier soupir, puisqu’en musique, le soupir en forme d’idéogramme, signifie le silence. On peut désormais lui écrire « poste restante » du moins pour ceux qui connaissent encore la signification de cette mention qui tombe en désuétude. L’expérience est tentante.
S’il avait survécu, Guillaume Apollinaire aurait goûté pleinement cette fastueuse période de l’entre-deux guerres du moins en ce qui concerne la culture et l’essor industriel. Il aurait constaté que grâce à lui et quelques autres, Paris était devenue la capitale mondiale des arts. Il se serait peut-être enfin enrichi afin de profiter de ces années bouillonnantes, de ce style art-déco qui avait envahi les intérieurs et jusqu’aux automobiles. Sans nul doute il aurait été un des princes de cette époque où l’élégance formait un tout, des vêtements jusqu’à la pensée. La guerre venue, il serait devenu résistant à n’en pas douter et il aurait échafaudé des plans pour sortir son ami Max Jacob du camp de Drancy. S’il avait vécu autant que ses complices André Billy (1882-1971) ou encore Pablo Picasso (1881-1973) il aurait chroniqué dans un journal les Trente glorieuses, la guerre du Vietnam et d’Algérie, De Gaulle, Pompidou, le Concorde, Brigitte Bardot, mai 68, les seins nus sur les plages, les balbutiements de la musique électronique. Cinéphile de la première heure il aurait peut-être fait du cinéma. Ou de la peinture, qui sait.
Cependant que Max Jacob qui voyait clair lui avait prédit une mort précoce. Lisant l’avenir dans les mains de son ami, lors d’une soirée chez Marie Laurencin, il lui avait dit : «tu n’entreras ni à la Revue des Deux-Mondes, ni à l’Académie française. Je vois une vie courte et la gloire après la mort». L’augure avait mis Apollinaire en fureur.
Sa poésie nous rassasie toujours. Elle n’est pas restée lettre morte. Au contraire, elle est toujours vivante parce que libre. À l’heure où la situation se complique dans le monde, au moment où l’Europe branle dans le manche, en ces jours où l’on commémore l’armistice de la première guerre mondiale, on peut se rappeler « La petite auto » le poème qu’il composa pour illustrer l’orée du conflit, un jour qu’il rentrait de Deauville avec son ami André Rouveyre et publié dans Calligrammes en avril 1918. Extrait: « Le 31 du mois d’Août 1914/Je partis de Deauville un peu avant minuit/Dans la petite auto de Rouveyre/Avec son chauffeur nous étions trois/Nous dîmes adieu à toute une époque/Des Géants furieux se dressaient sur l’Europe (…) jusqu’à la fin du texte où Apollinaire écrit avec une prescience que n’aurait pas reniée Max Jacob: « Nous comprîmes mon camarade et moi/ Que la petite auto nous avait conduits dans une époque nouvelle/Et bien qu’étant déjà des hommes mûrs/Nous venions cependant de naître. »
Dans l’agitation hostile qui nous entoure, l’on pourrait donc retenir pour finir, au moins deux conseils de celui qui ne cessa d’être poète quelle que soit l’adversité (la perte d’un ami, la prison ou la guerre). D’une part renifler du jus d’oignon surtout si l’on a plus de 65 ans et que l’on craint les piqûres et d’autre part fumer « du tabac de zoNE » (Calligrammes, « Fumées »). Dans les deux cas il s’agirait de faire savoir que nous ne sommes pas à l’entière disposition d’épidémies ou d’événements variés qui auraient la prétention de bousculer entièrement nos vies. Sachant que lui, Apollinaire, connaissait des « grottes parfumées » où gravitait « l’azur unique des fumées« . D’ailleurs il faut se dépêcher de s’y rendre bientôt il n’y aura plus de place.
PHB
PS: L’illustration à la fois élégante et moderne de l’ouverture est de Laure Mayer (2018) que je remercie vivement pour son accord. Laure Mayer est Professeur de Lettres, au lycée JANETTI, Saint-Maximin la Sainte-Baume, Chargée de mission du numérique éducatif – DANE Nice (CMiNE), Interlocuteur Académique pour le Numérique – Lettres – Nice (IAN) et enfin Chargée de mission auprès du CARDIE.
L’idée que le Mercure de France ait accueilli une chronique médicale façon recette de grand-mère rédigée par un grand poète laisse songeur. Rika Zarai n’avait donc rien inventé …