Pour parvenir à l’exposition, il faut traverser de part en part la première salle des moulages de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine nous entraînant dans un tour de France des cathédrales grandeur nature, et ce n’est pas le moindre des paradoxes. Là, à l’entrée de la Salle Viollet-le-Duc, une affiche figurant une silhouette de forteresse banche surmontant un promontoire bleu et rouge nous annonce l’exposition «Le Crac des Chevaliers- Chroniques d’un rêve de pierre ».
Dès l’entrée, nous sommes accueillis par une inscription sur le mur : « Le plus beau des châteaux du monde, certainement le plus pittoresque que j’ai vu, une véritable merveille ». Citation du futur explorateur-agent double Lawrence d’Arabie, qui n’était alors qu’un étudiant. Venant de parcourir la France à bicyclette, les étés précédents, pour admirer ses forteresses médiévales, il avait entrepris en 1909 un voyage en Syrie et au Liban afin de découvrir les châteaux bâtis par les Croisés. Dès ce moment, situé sur un impressionnant promontoire rocheux dominant et protégeant la plaine de Homs, le Crac des Chevaliers entre dans la légende, même si la Syrie est parsemée d’une vingtaine de ces châteaux.
C’est ce que m’affirme d’emblée un autre visiteur visiblement heureux de partager ses souvenirs. Il me raconte son histoire, celle d’un coopérant parti à l’ambassade de France au début des années 1970 et tombé fou amoureux du pays. Il évoque un autre de ces chefs d’œuvre de pierre, le château de Saône près de Lattaquié (appelé aussi Qal`at Salah El-Din ou Saladin, présenté dans la seconde salle), les deux forteresses ayant été inscrites au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2006. Il parle de la beauté du pays, de l’accueil chaleureux des gens, et ajoute : « Je pleure tous les soirs en regardant les infos à la télévision. »
Et Lawrence d’Arabie, alors, s’il vivait encore, ne serait-il pas désespéré ? Le témoignage du visiteur anonyme ajoute à la magie de cette modeste exposition (deux salles), et à son côté surréaliste, dans le contexte d’aujourd’hui.
On regarde la maquette géante et ses doubles remparts au milieu de la salle, on fait le tour de ce Crac des Chevaliers mesurant 300 mètres de long, on apprend beaucoup de choses sur les panneaux qui l’entourent, à commencer par le mystère de son nom : on peut écrire Krak ou Crac, mais seul Crac fait référence à l’histoire du lieu, l’expression « Cratum » étant utilisée par les Croisés pour signifier « Hisn Al-Akrad » littéralement « forteresse des Kurdes », allusion à la première garnison qui occupa le château. Avant eux, le site avait été fortifié dès l’Empire romain puis lors de la conquête arabo-musulmane.
Nous sommes en pleines croisades (1095-1291, année de la chute de Saint-Jean d’Acre), les Croisés victorieux installent leurs « États latins d’Orient » (Liban et Syrie), dont le comté de Tripoli. Les comtes de Tripoli décident en 1142 de confier le Crac aux religieux Hospitaliers ou « ordre de Saint-Jean de Jérusalem », devenu « ordre de Malte ». Ces messieurs assureront la défense du château jusqu’en 1271, date à laquelle il est conquis par le sultan mamelouk Baybars, qui entreprend à son tour des travaux.
Puis à la fin des croisades, le Crac, paisible chef-lieu de l’empire ottoman, s’endort sur ses lauriers jusqu’à sa redécouverte au XIXème siècle.
Et voilà que passe Lawrence d’Arabie en 1909, et que la France se prend elle aussi de passion pour « la reine des forteresses » : il faut se souvenir qu’après la première guerre mondiale, la Syrie et le Liban sont passés sous mandat français par décret de la Société des Nations.
À la suite du congrès archéologique Syrie-Palestine en 1926, l’historien Paul Deschamps entreprend l’étude des lieux. Première mission de quatre mois, premiers relevés et travaux de déblaiement, premières difficultés logistiques et financières. Des manants habitant la forteresse gênant les fouilles, Deschamps convainc le gouvernement français d’acheter purement et simplement le Crac en 1933, en versant un million de francs (un million !) au gouvernement de Lattaquié (Bizarre transaction qui sera annulée en 1949, et le château restitué à la Syrie indépendante).
Puis en 1934 commence un véritable chantier de restauration, permettant d’ouvrir le site aux touristes deux ans plus tard. Quantité de photographies, gravures, peintures, affiches, guides de tourisme résolument folkloriques parsèment les murs de la deuxième salle, témoignant de la passion de Deschamps, surnommé « l’inventeur du Crac », et de la ferveur touristique qu’elle engendre. Tout cela dans la foulée de l’Exposition coloniale de 1931 célébrant la « grande France » coloniale, bien entendu. Les Français voyageurs découvrent Palmyre, Alep, Baalbek, et le Crac des Chevaliers, « le témoin le plus majestueux de l’art français en Orient » (sic !). « Tel Narcisse, l’Occident fasciné contemple sa propre image dans le Crac » commente un panneau de la deuxième salle.
« Depuis 2013, le Crac compte parmi les cinquante-cinq biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial en péril par l’Unesco. Sa restauration et sa conservation sont aujourd’hui un défi pour la Syrie, un pays ravagé par plus de sept années de guerre. », indique un autre panneau.
Certes. Et pourtant pendant la guerre, les restaurations continuent, et l’on nous montre les efforts entrepris par la direction des Antiquités et des musées de Syrie en liaison avec l’Unesco, qui désigne la société française Iconen pour effectuer le relevé numérique intégral du château en 2016-2017. Grâce à ces images numériques, nous pouvons nous glisser sous la voute de la chapelle, parcourir les remparts, la grande salle, etc. Et voilà le fil renoué avec les travaux initiés en 1928 par Paul Deschamps…
Lise Bloch-Morhange