“Paseo del arte“ (promenade de l’art): c’est par cette jolie expression que les madrilènes désignent un périmètre grand comme une étoffe de muleta, en plein cœur de la ville, où sont concentrées d’incroyables collections de chefs-d’œuvre, réparties dans trois musées que séparent seulement quelques centaines de mètres. Tout ce que l’art occidental a produit de plus beau, de plus nouveau, de plus révolutionnaire se retrouve dans l’un ou l’autre de ces établissements. Le public venu de tous les continents sera forcément confronté au supplice du choix, donc du renoncement.
À tout seigneur tout honneur, le Prado. L’adjectif « incontournable » s’impose pour cette pinacothèque qui fêtera l’an prochain son bicentenaire. Comment ne pas succomber à l’émotion suscitée par le « Tres de mayo de Goya », comment ne pas vibrer au regard halluciné de cet Espagnol que les soldats français s’apprêtent à fusiller ? En même temps qu’il dénonce les horreurs de la guerre, Goya annonce l’art moderne. Mais le génie du peintre espagnol, c’est aussi la volupté de sa célèbre « Maja », cette belle à la pose languissante que l’on voit nue ou habillée, les deux tableaux se trouvant réunis à Madrid. Le visiteur n’échappera pas non plus à l’interrogation sans réponse suscitée par les « Meninas » de Velasquez, ces demoiselles d’honneur qui n’en finissent pas de nous regarder. Le même visiteur risque également de contempler longuement le « Jardins des délices » de Bosch, sans pour autant parvenir à en déchiffrer l’énigme.
Le succès du musée du Prado se paie certains jours par de longues files d’attente. Le visiteur impatient ne sera pas désarçonné puisqu’à moins de 500 mètres, il aura la possibilité d’accéder au musée Reina Sofia qui rassemble une riche collection d’œuvres modernes et contemporaines – et pas seulement espagnoles. L’établissement, qui a ouvert ses portes en 1992 – l’année de l’exposition universelle de Séville – renferme dans ses murs un trésor absolu, le « Guernica » de Picasso. Œuvre mythique s’il en est, réalisée à Paris rue des Grands Augustins, elle a longtemps été abritée au musée d’art moderne de New York avant de rejoindre l’Espagne après la mort de Franco. Une salle est réservée à cette immense toile de plus de sept mètres de long, surveillée en permanence par deux vigiles placés de chaque côté. De la même façon que l’on juge la qualité d’un interprète de musique à la qualité du silence de la salle, on sera frappé ici par la déférence et le respect manifestés par le public découvrant le chef-d’œuvre, dont aucune reproduction ne peut réellement rendre compte. Comme pour toutes les grandes créations artistiques, plusieurs visions seront nécessaires et aucune n’épuisera le tableau.
Le Reina Sofia est aussi connu pour la qualité de ses expositions temporaires. Dernière en date, une rare et passionnante exposition sur le mouvement dada chez les artistes russes. Avec l’illustration, voire la vérification d’une hypothèse formulée notamment par Roman Jakobson : celle d’un lien direct entre l’esthétique radicale de dada et la révolution d’octobre.
Dernière pièce du triangle magique : le musée Thyssen Bornemisza , face au Prado. Également ouvert en 1992, il est encore mal connu du public étranger. Et pourtant, si cette collection n’a pas le volume de celle du Prado, chacun des œuvres témoigne de la clairvoyance artistique des collectionneurs de la famille Thyssen. Aucune pièce médiocre sur les murs des trois étages du palais de Villahermosa, un bâtiment néo classique construit à la fin du XVIIIe siècle. Les collections embrassent tout l’art de l’occident avec des pièces maîtresses de Rubens, Domenico Ghirlandaio, Caravage ou encore Canaletto. Les œuvres illustrant l’avant-garde au XXe siècle sont particulièrement révélatrices. On pourra s’attarder entre autres sur un « Portrait d’homme » signé par Picasso en 1913 et qui n’est pas sans rappeler le portrait d’Apollinaire du même Picasso paru la même année dans « Alcools ». Quelques salles plus loin, la magie Hopper agit toujours avec sa toujours mystérieuse « Hotel Room », assurément l’un des highlights du musée.
Trois jours minimum sont nécessaires pour profiter pleinement des trésors de ce quartier privilégié de la capitale espagnole. Et si par un extraordinaire et malencontreux concours de circonstances, les images ne restaient pas dans la tête, quelques boutiques aux alentours seront là pour les rappeler. Les « Ménines » se montrent au balcon d’un magasin d’artisanat de Tolède. Le « Guernica » se décline en puzzles géants. Rien que de très normal finalement que ces produits dérivés qui d’ailleurs ne sont ni plus abondants ni plus moches qu’ailleurs. Mais ici le voyageur aura peut-être l’occasion de vérifier la formule iconoclaste de Robert Filliou « l’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » et en flânant dans la capitale comme un véritable madrilène, il s’ apercevra qu’ici plus qu’ailleurs, le plus beau musée d’une ville, c’est peut-être aussi… sa rue.
Gérard Goutierre
« De Madrid al cielo… »
Sans oublier, au Thyssen, le tableau de Vittorio Carpaccio: Jeune homme dans un paysage, dont la « divisa » (badge?) écrite -en lettres quil faut deviner- dans un tout petit papier en bas du tableau: « malo mori quam foedari », ne nous convient malheuteusement plus, de nos jours.