Lucrèce Borgia, la mère coupable de Hugo, nous entraîne dans sa quête de rédemption. Séduite par une Elsa Lepoivre magistrale, on entre dans ce carnaval d’amour et de mort. Son nom est déjà un programme : Lucrèce Borgia qui rime avec « orgia » est une femme aux mille crimes, fille de pape, en odeur de poison et amante incestueuse. On la retrouve chez Hugo, pleine de honte et d’angoisse à l’idée que Gennaro, le fils caché qu’elle a eu avec son frère, puisse avoir honte de sa mère une fois découverte son identité. Lors d’un bal à Venise où elle se rend pour l’observer en secret, son masque tombe. Moquée par les amis de Gennaro, soupçonnée par son mari d’adultère, elle ourdit une vengeance qui prend dans ses rets celui qu’elle voulait justement protéger.
Ils sont rares les grands rôles féminins de théâtre, plus rares en tout cas que les masculins. Lucrèce Borgia incontestablement en fait partie. Pourtant, on se souvient que dans sa première version, en 2014, le rôle était joué par Guillaume Gallienne. En effet, la force et la violence de ce personnage de mère furieuse ébranlent bien des certitudes. « Il faut d’abord que la femme soit une femme », s’exclame le jeune Maffio dans la pièce, quand Gennaro demande qu’on respecte la beauté masquée du carnaval. Une femme, donc, qu’une robe de noirceur habille jusque dans les costumes (somptueux) de Christian Lacroix. On l’avoue, on n’est pas mécontent de voir cet habit de nuit endossé cette fois par la solaire Elsa Lepoivre. Elle arrive à donner à Lucrèce sa fragilité forte avec brio.
Autour d’elle une myriade de jeunes hommes écervelés, tous incarnés avec vigueur. Gaël Kamilindi en Genarro est touchant. Saluons la performance d’Eric Ruf, dont les mille inflexions de voix font vivre le mari faiblard de Lucrèce qui reprend du poil de la bête face à une louve inquiète de son petit. Leur duo est un des meilleurs moments de la pièce. Christian Hecq tient la dragée haute dans le rôle de Gubetta, intermédiaire entre le bouffon hugolien et le conseiller machiavélique. Tout en sobriété, il se passe avec talent de ses ressources clownesques habituelles, concentrées dans quelques mouvements de jupe suggestifs.
Denis Podalydès à la mise en scène et Eric Ruf à la scénographie ont déjà œuvré ensemble sur de nombreux spectacles ; ils ont tous deux l’art des mises en scène magiques qui nous invitent à croire, à frémir et à rire. Une fois encore le miracle a lieu, on se laisse embarquer, enchanter, émerveiller comme une gosse devant l’Italie romantique et sombre en diable des Borgia. Comme souvent dans le théâtre hugolien, on comprend tout avant les personnages sur scène, et on aurait presque envie de crier au fils qui s’enfonce dans le déni qui est sa mère. De quoi se reposer un peu de la distanciation brechtienne, très présente dans nos salles ces dernières années, et qui laisse toujours le spectateur dans l’intranquillité. On peut cette fois sentir et rêver sans complexe.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Lucrèce Borgia, Victor Hugo, mise en scène Denis Podalydès, Comédie Française, reprise du 1er octobre 2018 au 1er avril 2019, durée 2h 20.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé