Le Larousse définit un chef-d’œuvre comme “un ouvrage capital et supérieur dans un genre quelconque”, “la meilleure œuvre d’un auteur” ou encore “ce qui est parfait dans son genre”. Concernant l’œuvre picassien, le mot ne peut bien évidemment s’envisager que dans sa forme plurielle tant il semblerait incongru de définir un seul et unique chef-d’œuvre de Picasso. N’en citer que quelques-uns est déjà un véritable défi.
(Légende photo d’ouverture: Science et charité – Musée Picasso Barcelone © Succession Picasso 2018)
“Picasso. Chefs-d’œuvre !”, le titre de la nouvelle exposition qui s’est ouverte ce mardi 4 septembre au Musée national Picasso-Paris serait même en soi un pléonasme. Disons de manière plus prosaïque que l’Hôtel Salé propose actuellement quelques chefs-d’œuvre picassiens parmi tant d’autres, des œuvres phares dans le parcours du maître dont certaines, soulignons-le, sont présentées à Paris pour la première fois et toutes accompagnées d’archives offrant notamment un éclairage des plus pertinents sur le contexte de leur création et leur réception critique.
“Picasso. Chefs-d’œuvre !” s’ouvre de manière fort explicite, à travers la présentation de la nouvelle balzacienne “Le chef-d’œuvre inconnu” (1831) illustrée par Picasso à la demande du marchand d’art Ambroise Vollard, par une réflexion sur la création et la notion de chef-d’œuvre. A un siècle d’intervalle – l’édition d’Ambroise Vollard date de 1931 –, le romancier et le peintre ont ainsi réuni leurs talents pour raconter l’histoire de Frenhofer, ce maître talentueux et vieillissant qui tente désespérément d’atteindre la perfection absolue avec “La Belle Noiseuse”, peinture à laquelle il travaille depuis plus de dix ans, jusqu’à en mourir… Le thème ne peut que parler au génie espagnol. L’importance et la relation au modèle, la quête de la beauté idéale à travers la réalisation d’un portrait sont des sujets qui parcourent tout l’œuvre de Picasso sur près d’un siècle, de la tradition académique aux révolutions modernes.
Dans une scénographie des plus sobres, très agréablement aérée et on ne peut plus didactique, les salles suivantes nous présentent les chefs-d’œuvre sélectionnés, soit dans leur unicité (l’œuvre de jeunesse “Science et Charité”, la tapisserie “Les demoiselles d’Avignon”, le collage monumental “Femmes à leur toilette”…), par thématique (Les Arlequins, Les Baigneuses, La Chèvre…) ou encore par genre (objets, sculptures et lithographies) jusqu’à l’épilogue final dans lequel se juxtaposent des autoportraits de Rembrandt et de Picasso pour clore sur cette phrase d’Honoré de Balzac extraite de sa nouvelle “Le chef-d’œuvre inconnu” : “Vous eussiez dit une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre.” Rembrandt, figure tutélaire et image du génie créateur pour Picasso. Rembrandt, Balzac “Le chef-d’œuvre inconnu”, Picasso. La boucle est bouclée.
Bien que l’envie nous y pousse, nous ne saurions évidemment évoquer toutes les œuvres présentes dans l’exposition. Arrêtons-nous cependant sur quelques-unes. Ainsi “Science et Charité” (1897), peinte à l’âge de seize ans seulement alors que le jeune Pablo étudiait à la Llotja, l’école des Beaux-Arts de Barcelone. Cette œuvre de facture académique fait déjà preuve d’une maîtrise étonnante ! La technique est irréprochable. De grand format (197×249,5 cm), d’un réalisme saisissant, elle impressionne par la force et la dimension mélodramatique qui s’en dégagent. Si le thème est des plus classiques pour l’époque – la visite au malade –, la vie est pourtant on ne peut plus présente dans ce tableau : les regards, la main qui prend le pouls, celle qui tient consciencieusement la montre, une autre qui tend à boire… Si l’émotion qui émane de l’œuvre est aussi vive, c’est aussi sans doute par le fait qu’elle revêt un caractère très personnel : elle fait écho à la mort de la jeune sœur de Picasso deux ans auparavant et l’artiste a pris son père pour modèle, le peignant sous les traits du médecin.
Présentée à l’Exposition générale des Beaux-Arts de Madrid, “Science et Charité” reçut la mention honorable avant de remporter la médaille d’or de l’Exposition provinciale de Malaga. C’est d’ailleurs une des rares œuvres de jeunesse que Picasso conserva tout au long de sa vie avant d’en faire don au Museu Picasso de Barcelone en 1970. Elle est aujourd’hui montrée à Paris pour la première fois.
Une autre œuvre de jeunesse, un portrait de petit format cette fois-ci, peint alors qu’il n’avait que quatorze ans, atteste si besoin est du talent exceptionnellement précoce de l’artiste.
En 1955, Picasso avait confié au couple d’artistes lissiers René et Jacqueline Dürrbach la réalisation d’une tapisserie d’après son œuvre emblématique “Guernica” (1937). Trois exemplaires furent alors réalisés dont l’un d’entre eux peut être admiré au musée Unterlinden de Colmar – les deux autres sont exposés au siège de l’ONU à New-York et au Musée d’art moderne de Gunma au Japon –. “Picasso. Chefs-d’œuvre !” nous dévoile ici la tapisserie réalisée par ces mêmes René Dürrbach et Jacqueline de La Baume-Dürrbach, en 1958, d’après la peinture qui se trouve à l’origine du mouvement cubiste : “Les demoiselles d’Avignon” (1907). Sans couture, en chaîne de coton et trame de laine, l’œuvre est une pure merveille ! Picasso, qui lui avait consacré une place de choix dans le salon de sa villa La Californie, disait lui-même que “la tapisserie était tellement mieux que l’original”.
Et que dire des Arlequins ? La figure d’Arlequin est récurrente dans l’œuvre de Picasso, de 1901 jusqu’aux toutes dernières années. Personnage représentatif de la Commedia dell’arte, il fonctionne comme un double mélancolique de l’artiste, révélant à la fois sa solitude et sa fragilité. Trois toiles de 1923 sont exposées ici, toutes trois reprenant, dans un travail sur la série, les traits du peintre ami espagnol Jacinto Salvadó (1892-1983) : “Arlequin au miroir”, “Arlequin assis” et “Arlequin”. D’une œuvre à l’autre, le modèle conserve ses poses empreintes d’une douce et même rêverie.
Restauré en 2018, “Femmes à leur toilette” est un collage monumental (299 x 448 cm) réalisé pendant l’hiver 1937/1938. Reprenant le thème traditionnel de la coiffure, Picasso y met en scène trois femmes à leur toilette, évocations de ses différentes compagnes : Olga Picasso, Marie-Thérèse Walter et Dora Maar. Unique carton de tapisserie jamais conçu par l’artiste, s’inspirant des recherches cubistes sur les papiers collés, il y assemble une multitude de papiers découpés aux motifs variés. L’artiste, là encore, gardera cette œuvre tout au long de sa vie.
Les chefs-d’œuvre présentés à l’Hôtel Salé ne se limitant pas à l’exposition en cours, il semble inimaginable de quitter ce lieu si plaisant sans aller revoir “Les Picasso de Picasso” au niveau 2 ou encore, un peu plus haut sous les toits, la collection personnelle de l’artiste composée d’œuvres de Corot, Renoir, Matisse, Modigliani… Par ailleurs, une curiosité d’un tout autre genre et montrée de façon sans doute temporaire est à souligner : une captation filmée d’une version très réussie du ballet “Parade” par la compagnie Europa Danse de 2008 reprenant la chorégraphie originale de Léonide Massine. Rappelons que ce ballet fut créé au Théâtre du Châtelet en mai 1917 par une équipe des plus prestigieuses : Jean Cocteau pour l’argument, Erik Satie à la musique, Léonide Massine donc pour la chorégraphie, Picasso pour le rideau, le décor et les costumes, et Guillaume Apollinaire… pour le programme. Apollinaire, l’ami rencontré au début de l’année 1905 dans un bar de Saint-Lazare, et qui sera l’un des témoins de Picasso, avec Max Jacob et Jean Cocteau, lors de son mariage avec Olga Khokhlova le 12 juillet 1918. Apollinaire, disparu quatre mois plus tard, le 9 novembre 1918, et auquel le Musée national Picasso-Paris consacrera une conférence dans le cadre de la commémoration du centenaire de sa mort.
Cette rentrée parisienne étant décidément des plus picassiennes, et loin de nous l’idée de nous en plaindre, bien au contraire, l’exposition annoncée au Musée d’Orsay et coorganisée par le Musée national Picasso-Paris, “Picasso. Bleu et rose” s’annonce de toute évidence des plus prometteuses. Attention, chefs-d’œuvre en perspective !
Isabelle Fauvel
“Picasso. Chefs-d’œuvre !”, du 4 septembre 2018 au 13 janvier 2019 au Musée national Picasso-Paris.
“Picasso. Bleu et rose”, 18 septembre 2018 au 6 janvier 2019, au Musée d’Orsay.
Mardi 4 décembre 2018 à 18h30 au Musée national Picasso-Paris : Conférence “Picasso/Apollinaire” par Laurence Campa, biographe et éditrice d’Apollinaire, professeur à l’Université de Paris Nanterre, écrivain, dans le cadre de la commémoration du centenaire de la mort de Guillaume Apollinaire.
Extrait du ballet “Parade” par Europa Danse (2008) sur You Tube
Bonjour chère Isabelle Fauvel, votre article est très bien tourné et fouillé. Bravo !
Comment vous adresser des informations dans le futur ?