Une fantaisie picturale et littéraire

Pierre Michon. Son visage, à défaut de son œuvre, ne vous est peut-être pas inconnu. En 2017, il jouait à l’acteur et interprétait de manière tout à fait convaincante l’écrivain Jacques Tournier face à Jeanne Balibar dans le film de Mathieu Amalric “Barbara”. Et, au mois de juin dernier, c’est en tant qu’écrivain qu’il trônait sur les tables de toute bonne librairie scolaire qui se respecte, entre ses aînés Mme de La Fayette, Victor Hugo et Louis Aragon. Son roman “Les Onze”, tout comme “La Princesse de Clèves”, “Quatrevingt-treize” et “Le Roman inachevé” se trouve, en effet, au programme de la composition de français du concours de l’École Normale Supérieure de l’année 2019. Pierre Michon, un nom désormais connu de tous les khâgneux de France et de Navarre…

Dix ans après avoir obtenu le Grand Prix du roman de l’Académie Française 2009, voici donc que “Les Onze” revient sur le devant de la scène. Le romancier – auteur d’une quinzaine de livres dont “Vies minuscules” (1984), “La grande Beune” (1995), “Abbés” (2002) ou encore “Corps du roi” (2002) –, y raconte la genèse des Onze, tableau d’histoire représentant les onze membres que comprenait alors le Comité de salut public en 1794, date à laquelle fut passée la commande de l’œuvre, ainsi que les origines de son auteur François-Elie Corentin, le “Tiepolo de la Terreur”, né en 1730, à Combleux, près d’Orléans.

Roman historique, “Les Onze” nous replonge avec intérêt dans cette période mouvementée de l’Histoire de France que furent la Révolution et la Terreur. Avec Pierre Michon, nous reviennent en mémoire la Convention, les Comités de salut public et de sûreté générale, les Jacobins, les Cordeliers, les Feuillants, les Girondins, les Montagnards… Les onze membres du Grand Comité de l’an II en 1794, à savoir Billaud, Carnot, Prieur (de la Marne), Prieur (de la Côte d’Or), Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just et Saint-André, nous sont présentés avec force détails. Tout autant régicides que poètes.

À l’époque, les gens portent braies, houppelandes, pékins, plumets et cothurnes. Nous nous situons alors en nivôse, ventôse et thermidor. Dans ce roman, il y est question, entre autres, d’un huguenot apostat (le grand-père maternel du peintre François-Elie Corentin), d’ouvriers limousins, d’abbés cacochymes, d’anacréons (parmi lesquels le père du peintre, François Corentin de la Marche, écrivain des Lumières), du grand manteau mozartien… Parlant de poèmes anacréontiques – pour mémoire, Anacréon, surnommé “ Le chantre de Téos”, est l’un des plus grands poètes lyriques de l’Antiquité grecque –, il y est aussi question de désinence,  d’hémistiche, de solécisme ou encore d’églogue.

Écrit dans un style à la fois simple et recherché, d’une indéniable fluidité, nous prenons plaisir à retrouver – ou découvrir, avouons-le humblement – des termes littéraires rarement usités de nos jours tels que, par exemple, machinique, galetas, vaticiner, arguties, géhenne, intellection, charrerie…  ainsi que des adverbes au charme désuet comme increvablement,  difficultueusement ou encore somnambuliquement.

Mais cette œuvre littéraire est avant tout un hommage à la peinture d’histoire. L’histoire de l’art est au cœur du roman avec ce tableau des Onze qui ne saurait quitter le lecteur pendant les cent vingt pages que comporte le livre. L’auteur y fait par ailleurs référence, avec une érudition et une puissance d’évocation qui force l’admiration, à de nombreuses autres œuvres picturales d’artistes tels que le peintre vénitien Giambattista Tiepolo (1696 -1770), le révolutionnaire Jacques-Louis David (1748-1825), Géricault (1791-1824) ou encore le peintre et écrivain d’art britannique d’origine suisse Johann Heinrich Füssli (1741-1825). La fresque de Tiepolo représentant les noces de Frédéric Barberousse avec Béatrice de Bourgogne dans la salle impériale de la Résidence de Wurtzbourg, en Bavière, ainsi que celle se trouvant au-dessus du grand escalier d’honneur de Neumann et figurant l’hommage des quatre continents au prince-évêque Carl Philipp von Greiffenclau, semblent soudain surgir devant nos yeux. Tout comme les études du « Serment du Jeu de paume » de David, son « Marat assassiné », « l’Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant de Géricault » ou la « Lady Macbeth » somnambule et « Le Cauchemar de Füssli. »

Mais celui qui donne son titre au roman, « Les Onze », nous intrigue au plus haut point. Trônant seul dans la salle pavée à l’étage du pavillon de Flore au Louvre, protégé par une immense vitre contre tout acte de vandalisme, il nous semble à la fois proche et lointain. Proche car Michon nous l’évoque merveilleusement, le décrivant, dans un souci de vérité, avec une infinie minutie, nous permettant de le visualiser dans les grandes lignes, et lointain car, bien que soi disant célèbre, nous n’en avons aucun souvenir. Pourtant sa célébrité est telle que Géricault lui-même en fit le sujet de l’une de ses esquisses « Corentin en ventôse reçoit l’ordre de peindre les Onze » et Michelet y consacra pas moins de douze pages dans son “Histoire de la Révolution française”. Nous voilà donc un peu honteux de notre ignorance qu’il nous faudra rattraper au plus vite en nous rendant nous aussi au Louvre.

Source: Gallica

Le romancier, qui connaît l’œuvre et maîtrise son sujet au plus haut point, nous conte comment la commande des Onze aurait été effectuée dans le plus grand secret dans la nuit du 15 au 16 nivôse, c’est à dire le 5 janvier 1794, et les raisons on ne peut plus politiques, voire machiavéliques, qui auraient été à l’origine de cette commande, à l’approche des événements du 9 Thermidor. Toutes ses explications sont passionnantes et se lisent tel un roman d’Alexandre Dumas. L’auteur, dont l’érudition décidément impressionne, dans une adresse directe au lecteur qu’il appelle “Monsieur”, le captive et l’emmène avec lui au Louvre, le transportant comme dans un souffle en un monde où l’histoire se mêle à la fiction. Car ce n’est qu’après quelques recherches que le lecteur, admiratif et interloqué, s’apercevra que tout comme son auteur, la composition des Onze n’existe pas. Ce n’est que pure invention de Pierre Michon. Ainsi « La Sibylle de Cumes », mais aussi la commande de Marigny pour le hall du Château de Louveciennes, ne sont pas plus existantes que « Les Onze ». De même que probablement les douze pages de Michelet ou l’esquisse de Géricault… Amusés, nous réalisons avoir été l’objet d’une bien belle farce. Une fantaisie picturale et littéraire. Racontée avec talent, intelligence et conviction. Bien joué, Monsieur Michon ! Car cette découverte n’enlève rien à l’intérêt du roman, bien au contraire. Et si le tableau n’existe pas, plusieurs comités du gouvernement révolutionnaire, dont le comité de salut public, étaient véritablement installés, à l’époque de la Convention nationale, au pavillon de Flore, renommé alors le “pavillon de l’Égalité”. L’Histoire à défaut d’un tableau d’histoire… Si l’œuvre picturale n’est qu’une affabulation, qu’y a t-il actuellement à son supposé emplacement ? Sans doute cela mériterait-il bien une petite visite au Louvre… Et puis, sait-on jamais…

Isabelle Fauvel

“Les Onze” de Pierre Michon, Grand Prix du roman de l’Académie Française 2009, édition folio.

 

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