Ghada est égyptienne et c’est à l’âge de 11 ans qu’elle vient vivre en France avec sa famille. Elle en partira quelques années plus tard à la fin de ses études d’art, après son séjour à la villa Arson de Nice en 1995, dépitée par trois refus successifs à ses trois demandes de naturalisation française dont elle garde encore un souvenir amer : «La France ne m’aime pas». Direction New York où elle vit toujours, à Harlem. En 2000, soit 5 ans plus tard, son succès à la biennale de Venise – elle y reçoit le prix Unesco -marque pour elle le début de la reconnaissance internationale.
Car si la France ne l’aime pas, le monde l’aime et lui ouvre en grand ses galeries et ses musées. Dès 2002, elles est à la Galerie Gagossian de Londres, puis à Amsterdam, en Italie, à Valence en Espagne, à Indianapolis, en Corée, à Séoul, à Rome…la liste est longue.
Dédaignant d’utiliser la peinture dans son travail artistique, elle revendique des matériaux et des démarches caractéristiques du «féminin» : la broderie pour la peinture, le papier d’aluminium froissé pour la sculpture, et les plantes -l’art floral considéré comme un passe temps de femmes- pour ses installations de jardins, ses fameux cactus, car Ghada est aussi une militante.
Son «Cactus painting» (ci-contre), une installation-jardin de 9000 cactus et 6000 écheverias répartis sur toute la surface de la grande Nef du CCC OD*, forme comme un immense tapis persan aux trois motifs géométriques «Hommage to the square», en référence à la peinture abstraite des américains Frank Stella et Josef Albers. C’est aussi et surtout un acte politique, signifiant : pour elle l’abstraction par son caractère rationnel et construit est l’expression majeure du «masculin» dans l’histoire de l’art du XXème siècle. En filigrane, il faut y voir son regret que les femmes n’ont pas su ou pas pu exister dans la peinture de cette époque car les cactus qu’elle appelle «phactus» sont piquants et donc hostiles et supposés, bien sûr, évoquer des petits phallus. Elle aime cette peinture abstraite et en même temps, elle se moque, elle dénonce. «Tous ces petits phallus plus ou moins dressés, c’est ma seule sculpture de nu masculin». Ils sont aussi et surtout un symbole et une dénonciation, celle de l’exclusion des femmes dans l’art.
Elle sait aussi parler d’amour : dans un autre jardin, le «Love Park», le traditionnel banc public est sectionné en deux parties inversées et les amoureux regardent ensemble dans la direction opposée deux textes différents. Des panneaux commentent: «Elle avait toujours rêvé d’amour où son corps et son âme, comme deux doigts de la main, auraient pu vieillir ensemble». Une parabole sur la difficulté et la complexité du couple et de toute construction amoureuse qui se nourrit aussi paradoxalement des différences de l’autre.
Pour aller plus loin dans sa contribution à l’exploration de ce que Freud a qualifié de «continent noir»** et qui donne son titre à l’exposition, elle réalise des broderies sur toile -un détournement d’une pratique artisanale traditionnelle féminine – à partir de dessins de femmes tirés de revues pornographiques. Et pour brouiller encore plus les cartes, en filigrane on peut y lire des textes de l’écrivaine égyptienne féministe Nawal El Saadawi ou de textes de poèmes médiévaux orientaux.
Artiste engagée aux multiples talents, Ghada Amer, née au Caire en 1963 a appris à mélanger les cultures et les influences et à utiliser des voies subtiles et détournées pour mieux faire passer avec un mélange d’humour et de fermeté son message féministe. Message reçu. Merci Ghada.
Marie-Pierre Sensey
* «La vie sexuée de la femme adulte n’est-elle pas d’ailleurs un dark continent pour la psychologie ?» (Sigmund Freud)
**production le CCC OD
À Tours au Centre de création Contemporaine Olivier Debré
« Cactus Painting » jusqu’au 6 janvier 2019
« Dark continent » jusqu’au 4 novembre 2018