À l’heure où paraît chez Gallimard un nouvel ouvrage du philosophe et prolifique écrivain Régis Debray, “Bilan de faillite”, dans lequel le médiologue de soixante-dix-sept ans dresse à son fils adolescent, sous l’apparence de simples conseils d’orientation professionnelle, un état du monde et les moyens d’y vivre, il nous semble intéressant de nous pencher d’un peu plus près sur le personnage. Auteur de plus de soixante-dix livres, grand habitué des plateaux de télévision, studios de radio et salles de conférence, Régis Debray compte parmi les figures les plus marquantes et familières de notre paysage intellectuel. Son parcours hors du commun n’a fait que renforcer son aura et susciter la curiosité. Il y a quelques mois, avec “Fille de révolutionnaires”, sa fille Laurence, nous livrait, sur fond de cinquante années d’histoire politique, un portrait critique et non moins extrêmement attachant de son père.
Ce récit, auréolé depuis de différents prix (Prix du livre politique 2018, Prix des Députés 2018 et Prix Etudiant du Livre Politique-France Culture 2018), témoigne, à une époque où les hommes politiques sont avant tout des carriéristes, de ce que peut être un véritable engagement, sincère et désintéressé.
Certes il ne doit pas être aisé d’être la fille de Régis Debray et d’Elizabeth Burgos, ces deux légendes vivantes de la révolution latino-américaine. Contrecarrant l’adage “Les chiens ne font pas des chats”, Laurence Debray, née en 1976, a étudié – après une maîtrise d’histoire tout de même – à la London School of Economics and Political Science et à HEC, puis travaillé dans la finance à New York et Paris, avant de reprendre son sujet de mémoire sur le rôle du roi Juan Carlos 1er dans la transition démocratique espagnole pour consacrer, en 2013, un ouvrage entier au souverain qu’elle admire, “Juan Carlos d’Espagne” aux Éditions Perrin. La jeune femme avait décidément choisi de ne pas suivre la trace de ses parents, prenant sans doute au pied de la lettre le conseil que Fitzgerald avait donné à sa fille “Tu as pour père et mère deux exemples épatants à ne pas imiter. Il te suffira de faire tout ce qu’ils n’ont pas fait et tout ira à merveille.”
Tenue à l’écart d’une histoire qui s’était déroulée bien avant sa naissance, se posant par la suite des questions qu’un jour ses enfants ne manqueraient pas à leur tour de lui poser, Laurence Debray s’est plongée dans son passé et celui de ses parents, menant avec patience et persévérance une minutieuse enquête sur ce que fut leur combat pendant de longues années. Percer le mystère et comprendre serait libérateur. Dans ce qui pourrait paraître au premier abord comme un portrait à charge, mais où perce en filigrane un respect et une admiration constants, elle nous livre, avec le talent et l’intelligence en héritage – bon sang ne saurait finalement mentir -, le passionnant récit de deux intellectuels épris d’idéaux, homme et femme d’action, engagés jusqu’auboutistes,
Un petit rappel semble ici le bienvenu tant le curriculum vitae du pater est impressionnant. Régis Debray, né en 1940, est le deuxième fils d’un grand avocat parisien et d’une avocate et femme politique d’obédience RPF puis centriste, Janine Alexandre Debray. En effet, fait marquant pour l’époque, celle-ci fut la première femme élue vice-présidente du conseil municipal de Paris, auquel elle siégea de manière continue de 1947 à 1971, avant de devenir conseillère générale de la Seine, puis sénatrice. Durant ses différents mandats, cette femme, pour laquelle l’auteur voue une admiration et une affection sans bornes, œuvra de son mieux pour la culture. Ainsi lui devons-nous, entre autres, la création de la Cartoucherie de Vincennes, du Festival d’Automne et du Festival international de la danse de Paris.
Mais fermons la parenthèse et revenons à Régis Debray. Après de brillantes études à Janson de Sailly, le jeune homme intégra l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, tout en militant à l’union des étudiants communistes, pour passer ensuite l’agrégation de philosophie. Un séjour de quelques mois aux États-Unis en 1961 au cours duquel il découvrit la ségrégation sociale et raciale ainsi que la lecture du « Siècle des Lumières d’Alejo Carpentier sur la Révolution française aux Antilles, furent deux moments déterminants pour son engagement politique futur. Anti-impérialiste convaincu, il se rendit alors, à vingt-trois ans, à Caracas, en compagnie du photographe Christian Hirou et du cinéaste Peter Kassovitz, pour tourner un documentaire sur la guérilla vénézuélienne. En parallèle, il effectuait des reportages sur l’avancée de la guérilla pour la revue « Révolution » dirigée par l’avocat Jacques Vergès pour laquelle il était correspondant. Cette même année il fit la connaissance d’une jeune vénézuélienne qui allait devenir sa compagne, son épouse, puis, treize années plus tard, la mère de sa fille Laurence.
Le parcours d’Elizabeth Burgos est tout aussi atypique et exceptionnel. Née en 1941, elle est issue d’une famille bourgeoise désargentée. Brillante élève d’un établissement dirigé par des religieuses, elle s’inscrit, à quinze ans, aux jeunesses communistes, organisation alors clandestine. Après l’obtention de son diplôme d’infirmière, elle part en 1959 encore mineure pour l’Europe, assister au Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. Son voyage initialement prévu pour trois semaines durera trois ans. Rome, puis Vienne, Moscou, Venise et Paris où elle retrouve de jeunes Vénézuéliens communistes rencontrés à Vienne. À Paris, elle mène la vie de bohème, fréquente artistes et intellectuels, suit les cours de l’Alliance française tout en étant jeune fille au pair. Après un séjour à Munich où elle découvre le travail à la chaîne dans une usine d’enjoliveurs et suit des cours d’allemand, elle regagne enfin le Venezuela en 1962 et y réintègre les réseaux communistes. Un beau jour de 1963, Oswaldo Barreto, un professeur ayant fait ses études de droit et de sociologie à Paris, lui présente un jeune normalien très intéressé par la guérilla vénézuélienne.
Laurence Debray, en bonne historienne, nous dépeint de manière on ne peut plus précise et limpide la situation politique dans l’Amérique latine post révolution cubaine d’alors, dans un contexte de guerre froide exacerbé. La vie de clandestinité et de conspiration qu’y ont vécue ses parents, leurs dix-huit mois de pérégrination (Pérou, Chili, Bolivie, Argentine, Brésil…), l’adhésion au castrisme, l’invitation à rejoindre Fidel Castro suite à la parution en janvier 1965 dans « Les Temps modernes » de l’article de Régis Debray “Le castrisme ou la longue marche de l’Amérique latine”, la vie aux côtés de celui-ci, l’entraînement militaire et la préparation à l’espionnage auxquels avait droit tout bon apprenti guérillero, l’envoi en Bolivie de Régis Debray pour rejoindre la guérilla du Che en tant qu’agent de liaison, puis l’arrestation, la torture et la prison semblent sortir tout droit d’un des meilleurs romans de John Le Carré. Condamné le 18 novembre 1967 à trente années de prison – la peine capitale –, Régis Debray sera finalement libéré au bout de quatre ans, notamment grâce à une campagne internationale d’envergure.
Un temps conseiller du Président Salvador Allende, puis chargé de mission pour les relations internationales auprès de François Mitterrand et auteur de plusieurs de ses discours, inventeur de la médiologie et fondateur de la revue « Médium », l’homme, après le temps des désillusions, ne se considère plus aujourd’hui comme un révolutionnaire, mais plutôt comme un réformiste radical, un “vieux républicain de gauche” ainsi qu’il se décrit lui-même. Homme de lettres ayant la culture de l’histoire, il ne cesse, à travers ses abondants écrits littéraires, de nous faire partager ses pensées érudites sur nombre de sujets (la laïcité, le sacré, l’importance de la culture historique, l’évolution de notre civilisation…). Un homme qui pense le monde avec érudition, intelligence et honnêteté.
De retour en France, Régis Debray et Elizabeth Burgos ne renoncèrent pas pour autant à défendre leurs idéaux. Ainsi, en 1983, travaillèrent-ils, avec Beate et Serge Klarsfeld, hors des voies officielles, à l’exfiltration de Klaus Barbie de Bolivie pour le faire juger en France. Tous deux s’engagèrent également dans l’Association du 21 juin 1981 qui, avec l’aide de Danielle Mitterrand, mettait en place une diplomatie parallèle pour la défense des droits de l’homme dans les pays du tiers-monde et notamment dans les pays d’Amérique latine où sévissait la dictature.
Laurence Debray nous relate ensuite son enfance hors du commun – mais comment pourrait-il en être autrement ? -, une éducation qu’elle juge austère et ascétique – des vacances d’été dans un camp de pionniers cubain semblent l’avoir marquée pour longtemps –, une adolescence en totale rébellion avec les idées radicales de ses parents, son amour pour l’Espagne où elle a en partie grandi et qui reste un de ses meilleurs souvenirs… Si elle semble par moments régler ses comptes, la jeune femme ne peut s’empêcher d’être impressionnée par le destin romanesque des deux grands idéalistes que furent ses géniteurs. Son livre, en tout point passionnant, se lit d’une traite, récit tout à la fois personnel et historique. Un très beau témoignage.
Isabelle Fauvel
“Fille de révolutionnaires” de Laurence Debray aux éditions Stock (2017), Prix du livre politique 2018, Prix des Députés 2018, Prix Etudiant du Livre Politique-France Culture 2018.
– Autre ouvrage de Laurence Debray : “Juan Carlos d’Espagne” aux Editions Perrin (2013).
– Régis Debray dans Les Soirées de Paris au sujet de “Civilisation. Comment nous sommes devenus américains”
– Dernière parution de Régis Debray à ce jour : “Bilan de faillite” chez Gallimard (03/05/2018)
Bravo pour votre article assez complet. Vous avez oublié un fait important : Régis avait un mini-vélo blanc dans les années 80. De son domicile de la rue de l’Odéon, il partait pour de longues promenades jusqu’à Saint-Sulpice. Quel aventurier, ce médiologue !
(À côté de tous ses livres presque tous périmés comme des yaourts, je recommande les DVD qu’il a faits avec Serge Daney… Ce ciné-fils allait mourir. Pendant quatre ou cinq heures, il a parlé avec un Régis pour une fois à l’écoute d’autrui… Ce testament du plus grand critique français moderne est une splendeur… Merci, Régis d’avoir mis votre égo moustachu dans votre grande poche)