Lorsque Leonard Cohen débarque à Hydra, l’année de ses vingt six ans, il se sent immédiatement « à sa place ». À quelques encâblures d’Athènes, l’île grecque emploie seulement deux couleurs: le blanc et le bleu. Il n’y a ni eau courante, ni électricité. Un jour cependant, le chanteur voit que l’on installe au-dehors les fils de la modernité. Et c’est en voyant un oiseau se poser sur une ligne qu’il composera une de ses plus fameuses chansons, « Bird on the wire ». Sa biographie paraît aujourd’hui aux éditions de l’Échappée.
Considérée comme une « référence absolue » par le Los Angeles Times, la volumineuse biographie de l’écrivain, poète et chanteur canadien a fait l’objet d’une première sortie en 2012. L’auteur en est Sylvie Simmons, connue pour avoir déjà traité quelques stars du rock comme Lou Reed ou Frank Zappa et même Serge Gainsbourg. Ce pavé de presque 500 pages a non seulement été traduit mais aussi quelque peu mis à jour puisque Leonard Cohen est mort en 2016. Un plaisir à lire d’autant que le récit, comme il arrive à d’autres exercices de ce genre, ne perd jamais son fil directeur. Ce n’est certainement pas un livre à charge bien au contraire, mais son approche est honnête, un brin moqueuse parfois, mais de toute évidence affectueuse. Il devrait notamment séduire tous ceux qui ont vu leur adolescence happée par les thèmes ultra-mélancoliques de cet homme dont on ignorait alors à peu près tout.
On apprend donc qu’il est né au Québec, dans une famille juive autant qu’aisée. Dès sa prime jeunesse il s’intéresse aux filles et comprendra très vite que la poésie, dans ce domaine est un formidable hameçon. Cependant qu’après guerre, les filles ne fréquentaient pas les garçons et qu’un corps de fille relevait du mystère absolu. C’est ainsi qu’un jour, ayant appris les rudiments de l’hypnose, Leonard Cohen envoûte la bonne de la maison, la fait se déshabiller, prend tout son temps pour jouir de cette révélation charnelle… avant de paniquer car il n’arrive plus à la réveiller, sa mère pouvant surgir d’un instant à l’autre.
Avant le chanteur il y eut l’écrivain. Souvent désigné comme poète, Leonard Cohen refusera ce terme avec l’humour singulier qui le caractérise. Interviewé par la télévision canadienne il dira qu’il préfère se dire écrivain car: « Que les lignes que j’écris n’aillent pas jusqu’au bout de la page ne fait pas de moi un poète. » Ses textes sont le reflet de sa vie. Ainsi que le mentionne Sylvie Simmons, son poème -car c’en est bien un-, « The shaving ritual » fait allusion à sa mère qui lui avait recommandé en cas de cafard prolongé: « Arrête-toi et rase-toi, tu te sentiras mieux ». C’est sa mère également qui dès le départ de sa carrière lui dira de se méfier des gens du showbiz qui ne sont pas « comme nous ». Malheureusement il ne s’en souviendra pas. Car dans les années quatre-vingt-dix, tandis qu’il fait son apprentissage de moine bouddhiste au sommet d’une montagne, la femme qui se charge de ses intérêts siphonnera l’ensemble de sa fortune jusqu’aux droits de ses chansons. Il avait pourtant eu à connaître une première alerte dès le départ de sa vie professionnelle en abandonnant distraitement les droits de « Suzanne » dont la mélodie hypnotique n’a jamais cessé de nous bercer.
Leonard Cohen avait fait de la mélancolie un formidable terreau créatif qu’il nous restituait en chansons comme autant de paysages où il était bon de flâner le temps restreint d’un quarante cinq tours. L’un de ses morceaux les plus connus qui nous réapprenait en quoi il n’y avait pas de bon moyen pour se quitter (« hey that’s no way to say goodbye ») a ravagé les ondes des transistors de toute une époque. Mais il trouvera quand même sur la fin de sa vie, l’inspiration pour écrire en ce sens à Marianne Ihlen, l’un de ses amours rencontré à Hydra, cette île qui prit tant de place dans sa géographie personnelle.
Il dira à celle qui se meurt d’un cancer dans un hôpital d’Oslo: « Marianne, le temps est venu où nous sommes si vieux que nos corps tombent en ruines et je pense que je vais te suivre très bientôt. Sache que je te suis de si près que si tu tends la main tu pourras atteindre la mienne. Tu sais que je t’ai toujours aimée pour ta beauté et ta sagesse, mais je n’ai pas besoin d’en dire plus parce que tu sais tout cela. À présent je veux seulement te souhaiter un bon voyage. Au revoir, ma vieille amie. Mon amour éternel, nous allons nous revoir bientôt ». Bien avant cela, en 1967, il avait déjà composé une chanson intitulée « So long Marianne ». Homme aux multiples conquêtes, Leonard avait malgré tout la fidélité persistante. Pour Marianne il était resté ce « gentleman » aimant les beaux costumes et les chapeaux, pratiquant au jour le jour une politesse que le monde moderne s’acharnait à rendre obsolète. Il avait des égards.
« I’m your man » est une biographie généreuse, bien écrite, qui éclaire sans détruire un artiste, un travailleur torturé, chroniquement dépressif et aux multiples facettes. Lequel était également l’auteur en 1967 d’un livre expérimental intitulé « Beautiful losers » et que l’on trouve encore aujourd’hui littéralement traduit sous le titre des « Perdants magnifiques ». Il l’avait écrit sous un soleil de plomb. Ce qui lui avait fait dire dans une lettre qu’il fallait prendre son ouvrage pour une « insolation » , avant de préciser plus tard qu’il s’agissait aussi « d’une histoire d’amour, un psaume, une messe noire, un monument, une satire, une prière, un cri perçant, une farce, une insulte de mauvais goût, une hallucination, un étalage assommant de virtuosité pathologique et hors sujet… »
En 1965 est sorti un premier film en noir et blanc sur celui qui était alors trentenaire et dont on peut visionner les 44 minutes sur Youtube (1). Un cadeau qui permet de le voir dans la rue, au réveil habillé d’un seul caleçon et d’un maillot, au bistrot, en séance de lecture: soit un bon aperçu d’un homme qui prouvait qu’en toutes choses, le style est primordial. Tout comme celui de sa biographe à tout point de vue impeccable.
PHB
(1) voir le film
« I’m your man », « La vie de Leonard Cohen » une biographie de Sylvie Simmons. 512 pages 24 euros aux éditions de l’Échappée