«Ne va jamais au théâtre», cette défense dans la bouche d’Hervé Briaux, jouant Tertullien, touche au cœur du spectateur. On se sent bien sûr pris à partie par ce texte écrit à partir du Traité contre les spectacles de Tertullien, dont l’éclat est à la hauteur du malaise qu’il suscite. Mais nous qui aimons passionnément le théâtre et le plaisir qu’il nous donne, qu’allions-nous faire dans cet enfer ?
Grand théâtrophobe devant l’éternel, Tertullien vécut au 1er siècle et s’inscrit dans une longue lignée qui mène de Platon à Rousseau, en passant par Nicole et Pascal.
Converti sur le tard au christianisme, Tertullien a fréquenté assidûment les spectacles avant de les haïr tout aussi intensément. Il exprime sa haine dans une radicalité confondante. On retrouve des arguments connus : le théâtre donne un plaisir coupable qui n’est pas tourné vers le bien, le théâtre représente des passions troublantes et des actions qui nous sont interdites dans la vie, il expose toute sorte de violence : animaux sacrifiés et hommes massacrés en ce temps où les jeux du cirque avoisinent avec les grands œuvres tragiques. Il met en scène des prostituées qui exemplifient la nature même du comédien : un hypocrite qui prostitue son corps et son âme à la scène. Mais pour nous, plus déstabilisant est le reproche d’idolâtrie. L’interdit de l’image de Dieu formulé dans la Bible se trouverait ébranlé par les représentations sur scène d’un homme à son image. Plus encore, mettre des fictions sur la scène serait parodier et s’approprier le geste du créateur même.
L’argumentation semble redoutable et, petit à petit, c’est tout divertissement qui devient proscrit, toute vie en société impossible pour un chrétien. On assiste ainsi à la radicalisation progressive d’une pensée, à l’exposition d’un fanatisme qui débouche, à la fin du spectacle, sur une vision intérieure : celle des tourments du jugement dernier infligés aux comédiens et aux amateurs de théâtre, contemplés avec jouissance par leur contempteur. Le grand rhéteur qu’est Tertullien devient alors exactement ce qu’il dénonce : un spectateur satisfait qui se repaît d’une souffrance qui n’est pas la sienne.
Le comédien Hervé Briaux donne la mesure à cet inquiétant personnage. Il navigue entre le feu intérieur de l’exaltation, le ton professoral du sermonnaire et la terreur du croyant intransigeant, savamment distillée. Quand il évoque, l’œil dardant, l’«Autre» satanique tapi dans tout, on sent passer un frisson de peur dans la salle. Entièrement tourné vers son spectateur, il adresse presque à chacun les remontrances de Tertullien, on se sent alors convoqué sur cette scène judiciaire.
Mais notre présence dans la petite salle du théâtre de Poche est déjà une réponse. Quoi de mieux en effet que de répartir à la haine du théâtre par les moyens du théâtre même ? C’est le projet même d’Hervé Briaux : faire entendre complètement cette parole dérangeante, la prendre au sérieux pour la combattre, dans un corps à corps tout théâtral. À la fin du spectacle, le comédien devient plus intérieur. Il est plongé dans l’obscurité, sa bouche seule est dans la lumière, pour évoquer les flammes du châtiment divin. Le spectacle nous entraîne alors dans une véritable anabase (« ascension », ndlr), nous invitant à remonter des enfers, pour mettre à distance cette pensée de la fusion mortifère, de la haine de l’autre, cette vision d’un Dieu comptable des moindres de nos divertissements. C’est là un salutaire exercice intellectuel fondé sur une traversée émotionnelle pour le moins remuante.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Reprise de Tertullien, d’après le Traité contre les spectacles, mise en scène Patrick Pineau, adaptation et interprétation Hervé Briaux, du 20 avril au 20 mai 2018. Théâtre de Poche, mardi au samedi 21 h et dimanche 15 h.