C’était en juillet 1978 à Avignon. J’avais envie de changer d’air après six mois d’armée somme toute éprouvants. Nous avions trouvé des places dans la cour du Palais des Papes pour la pièce «En attendant Godot» de Samuel Beckett. Michel Bouquet, Rufus et Georges Wilson habitaient cette scène pourtant immense. A ma manière, j’attendais aussi Godot et avec lui que vienne un monde. Quel monde ? Je ne sais pas. Que l’on vienne me chercher… Ce fut le cas, je me suis retrouvé en Allemagne.
Je ne sais plus comment je l’avais rencontré ? C’était donc en 1978. Il militait à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Soldats tout les deux je sais que l’on avait dû parler très tôt de la manifestation parisienne du 1er mai. Il était devenu évident, incontournable, pour nous d’y participer. Les graines semées depuis mai 1968 avaient du mal à germer. Le Programme commun avait été signé en 1977 par les communistes, les socialistes et les radicaux de gauche. Il faut gagner les législatives de 1978 et tous les espoirs seront permis. Des Comités de soldats, par nature éphémères, étaient apparus au début des années soixante-dix. Une vingtaine d’années auparavant, l’armée française tombait dans le piège algérien. De Gaulle entama sa modernisation à marche forcée.
On se prend à rêver, cette fois, ce sont des soldats en civil et à visages découverts qui vont fouler en citoyens le pavé parisiens. Sauf que le Programme commun explosa en plein vol, le Parti communiste déjà refroidit neuf ans plus tôt œuvra pour saborder les élections. Les derniers feux de 68 qui brûlaient encore, furent soufflés en 78.
Dimanche 30 avril, le rendez-vous est donné. Tu rentres dans cet immeuble sur le boulevard. Il y aura des copains, ils te diront quand sortir, puis quand quitter le cortège. « Suerte camarade ».
Ce lundi 1er mai, nous étions une dizaine sans doute, bien loin du millier espéré. Des visages me sont familiers, mais il était difficile de se reconnaître avec nos crânes rasés, alors que avec la mode était aux cheveux long, de la boule afro à la coupe filasse, en passant par le n’importe quoi, pas peigné depuis des années, comme moi. L’heure n’était pas non plus aux retrouvailles chaleureuses. On sort de l’immeuble une grande banderole, je ne peux pas la lire, je suis en dessous. J’entends le bruit de mitraille des appareils photos qui se repaissent de nos visages que rien ne cache. On se rassure, les copains n’ont pas pu venir car des casernes ont suspendu les permissions. On marche. Il faut s’exfiltrer, mais, alors que je m’apprêtais à passer le porche, mon pote me tire par le bras, il y a une rue derrière, viens. Elle est déserte.
Pas le temps de chercher le métro, un fourgon de CRS s’arrête à notre niveau, on nous fouille et emmène dans un commissariat de police. Il y règne l’activité des grands jours. Des manifestants menottés, vont et viennent, un policier tient un piolet d’alpiniste. Manifestement, on se demande ce que l’on peut faire de nous. Nous passerons la soirée assis sur une chaise dans l’entrée, libre de nos mouvements. En fin de soirée, un autre policier vient nous voir: « je n’arrive à joindre personne, je vous libère, de toute manière on sait où vous chercher. » Il faut vraiment être con…
Mardi 2 mai 1978. J’étais revenu à la caserne, allongé dans ma chambrée déserte. L’après-midi, je fus convoqué par le colonel, l’homme était aimable surtout après lui avoir assuré que j’étais syndicaliste et non antimilitariste. Deux heures par jour pendant trois jours, des officiers en civil de la Sécurité militaire m’ont interrogé. J’en ai le souvenir d’un jeu du chat et de la souris. Une fois, je les ai sentis plus nerveux. Ils me mettent sous le nez un certificat de concubinage. Je suis perplexe, ce papier, d’une banalité à en mourir, avait été donné à l’administration militaire. Manifestement, ils ne savent pas comment me prendre. Le troisième jour, ils me montrent une photo de moi prise pendant la manifestation. « Alors, c’est vous ? ». Difficile de dire le contraire. Je signe un procès verbal me reconnaissant sur cette photo. «Vous attendiez que l’on vous montre cette photo pour admettre votre présence», «oui». Un appelé assurant la liaison entre ma compagne et la caserne, nous tenait informé.
Le mardi 2 mai, une photo de moi dans la manifestation est publiée dans le quotidien «Rouge». Je ne la verrai jamais (*). Une pétition circulait, mon père, notable local, directeur régional du Courrier de l’Ouest l’aurait signée. L’autre appelé, avec qui je suis allé manifester, aurait mal vécu son arrestation, l’idée de partir en Allemagne où l’armée française était toujours déployée, lui renvoyait l’image d’uniformes allemands et la mémoire d’un voyage sans retour pour une partie de sa famille. Quelques jours plus tard, il fut envoyé en Allemagne. Si pour l’un, ce fut expéditif, pour moi tout au contraire, on me fit patienter deux semaines avant de me faire partir. Enfin, on me donne les titres de voyage, des marks. Une jeep doit m’emmener à la gare.
J’arrive à Saint-Wendel (1) en Allemagne, je me présente au premier régiment de cuirassiers, des chars lourds AMX30 y sont à la manœuvre. La caserne me semble immense. J’ai passé la nuit au poste de garde. On m’emmène voir le colonel et le lieutenant colonel. Le premier m’engage à rester tranquille, le second, représentant la Sécurité Militaire me parle d’une manière bonhomme.
Je vais finir par trouver des vertus aux services de renseignements des armées. Je découvre mes nouveaux quartiers, le capitaine me reçoit sur le mode primo vous ressortez et faites un salut réglementaire secundo, je vous tiens à l’œil, restez tranquille et tout ira bien. Première nuit, chacun se regarde et s’évalue, mes compagnons de chambrée sont ensemble depuis six mois, ils ont leurs habitudes, dont une que j’apprécie, le petit déjeuner est pris dans la chambre. On m’invite à table. Le matin débute par un défilé, dans un mois les militaires français vont commémorer, si j’ai bien compris, la libération du Luxembourg.
Je n’avais jamais marché au pas auparavant, je suis le peloton. Deux sous-officiers hurlent après moi, soudain l’un des deux me prend par le col et me jette par terre. Il va le faire deux fois. Je commençais à me demander où étais-je tombé ? A midi, je trouvais la cantine particulièrement silencieuse. Puis tout à coup une voix, je ne sais pas d’où elle vient, lance : «Eh alors, un copain se fait agresser et on ne dit rien ?» Tout le monde a entendu. Il viendra me voir plus tard. Dans le civil il était secrétaire d’une union régionale du Parti Communiste en Lorraine. Je le remerciai tout en songeant à la violence de nos échanges, avec ce que l’on appelait les staliniens.
Depuis, je n’ai jamais plus été ni agressé, ni victime d’injustices. Tout compte fait, je me dis que le maréchal des logis qui s’était montré violent à mon égard, a du être remis à l’heure. J’appris à marcher au pas, bien m’en a pris, j’ai pu rencontrer des GI américains.
Fin juin, l’ordre tomba, j’avais un mois d’arrêt à faire… Des gradés m’ont dit être intervenu en ma faveur. En prison, la nuit, je découvris une faune incroyable, qui était là depuis près de deux ans. A chaque fois, libéré, leur course s’arrêtait sur les ruines du premier café, et quelques litres de bière après, ils étaient de retour à la case prison.
Le 14 juillet, un Général me graciait alors qu’il me restait 14 jours d’arrêts à faire. La fête nationale tombait un vendredi et mon escadron était parti en vacances pour huit jours. Libre certes, mais coincé dans cette caserne trop grande pour moi. Heureusement ma compagne prit le premier train pour l’Est. Ce fut un beau week-end. Le lundi je partais en vacances, cap sur Avignon. De retour je m’installai comme confident ou grand frère. Il ne devait me rester plus qu’un mois avant de prendre le dernier train pour Paris… et puis, catastrophe ! Durant des manœuvres, un jeune appelé se frite avec un non moins jeune engagé. Je fais court, l’appelé se retrouve avec huit jours d’arrêts de rigueur avec tout ce que ça veut dire, prison et maintien au corps de quatre jours quand les autres s’apprêtaient à être rendus à la vie civile. Je sens tous les regards converger sur moi. Je prends la parole, nous écrivons individuellement une lettre de soutien puisque les pétitions sont interdites. Tous sont d’accord, mais il reste à écrire ces lettres. J’en ai marre. Miracle, à peine vingt minutes après l’incident, le soldat est convoqué par le colonel, il a de bonnes oreilles. Il lui tient un discours équivalent à «nous sommes tous fatigués ; c’est la fin des manœuvres, allez, on oublie tout». J’aime mon colonel, j’aime mon capitaine, j’aime mon lieutenant…
Je fus maintenu au corps huit jours. La veille au soir de leur liberté, des soldats remontant d’une soirée bien arrosée m’ont un peu secoué, en disant « tu vois à quoi ça mène tes conneries, demain nous sommes libres et pas toi ».
Cela dit j’ai bien aimé cette vie de fantôme les huit derniers jours.
Bruno Sillard
(*) Si quelqu’un a cette photo, je suis preneur !
Belle histoire et formidablement racontée !
Moi, j’ai un autre souvenir de l’armée.. à la même époque, à trois ans près, j’ai réussi à éviter le service militaire… pour frilosité…
Malheureusement, un de mes copains d’enfance, n’a pas eu la même chance… et il n’est pas revenu… Il ne supportait pas l’armée et l’armée ne le supportait pas. Donc, ça c’est mal passé. Il était sous tranquillisants… et est mort d’une surdose médicamenteuse. Je ne me souviens plus si c’était pendant une permission ou si l’armée a dû ramer pour que ça ne s’ébruite pas.
Bref, Jean-Paul est mort à 20 ans… La dernière fois que je l’ai vu, il m’a offert un pain au chocolat.
Un petit mot,qui sera bref, mon ordinateur est en rade, j’ai une histoire similaire que j’ai retiré parce que j’exposais question texte, je suis chez un copain et je ne vais pas rester lui tournant le dos, bref je le raconterai jeudi soir.
La difficulté d’être quand on se débat dans un huis clos ou chacun est dans un rôle dont il n’a pas conscience. J ‘avais écrit en début de texte, ces quelques lignes que l’ai supprimé par la suite. Les voilà à nouveau en écho à ton histoire.
Je me rappelle j’étais soldat, j’étais affecté comme projectionniste dans un centre de sélection à Fontainebleau.
Je ne me souviens pas quand je l’ai rencontré. Pourtant je l’ai rencontré. Il ne parlait pas, à personne, il marchait au ralenti. Les sous-officiers ne le lâchaient pas, lui criaient dessus, d’autres essayaient la manière douce. Un jour il me parla. Un mot , une erreur, et tout son système pouvait s’écrouler. C’était dur mais il devait tenir le coup. J’essayais de lui redonner de l’énergie. Et puis un jour, au travers les fenêtres d’un bus qui partait pour la gare, je le vis me faire le signe de la victoire, il avait gagné.