«Le Méridien», dernier spectacle de Nicolas Bouchaud au théâtre du Rond Point, trace une ligne entre nos pôles et ceux d’un écrivain d’origine juive Paul Celan. Né en Roumanie, Paul Celan connaît la déportation et perd ses parents dans les camps. Traducteur et poète inlassable, il reçoit le prix Büchner et prononce à cette occasion un improbable discours de remerciement détourant tous les codes du genre pour se transformer en rêverie grave sur la poésie. Il y rend hommage à l’œuvre de celui qui donna son nom à l’illustre prix. Nicolas Bouchaud reprend ce texte, en 2018, pour en révéler la formidable puissance d’adresse et la force de jeu.
Nous sommes à l’orée de la représentation, un homme passe un balai humide sur la surface du plateau, consciencieusement. Ce grand tableau noir lavé sera ensuite couvert d’inscriptions à la craie faites par le comédien. Au milieu du spectacle, de la poudre de craie s’échappe à profusion au point de former une épaisse couche de neige sur la scène. Lorsque des volutes de poussière émanant des monceaux blancs sur la scène gagnent la salle pour venir tapisser nos poumons d’une sécheresse minérale, on comprend, de l’intérieur, cette phrase de Celan : «La poésie est la renverse du souffle», son «tournant». Cette interruption de la respiration, du sens, de la pensée linéaire est au cœur de la poétique de Celan comme de notre expérience de spectateur dans «Le Méridien». Le spectacle creuse ainsi les ruptures. On passe d’une méditation sur l’œuvre de Georg Büchner, «La Mort de Danton», sa nouvelle «Lenz», à une réflexion sur l’art et la langue allemande dans laquelle écrit Celan, malgré tout. La ligne du méridien passe par la guillotine de 1794, 1835 et la mort de Büchner, 1942 et la mise en place d’une extermination massive par l’Allemagne nazie. N. Bouchaud y ajoute notre présent, 2018. Il y fait résonner des poèmes de Celan intercalés dans le discours de réception et mis en souffle magnifiquement. Nous sommes plongés dans et hors la poésie, à la recherche de son lieu qui se trouve peut-être sur les pas laissés par le comédien dans une plaine enneigée.
On se perd parfois dans ces méandres, on court derrière les wagons, se disant qu’on aurait dû lire tout Celan, tout Büchner, Lenz et Goethe pour préparer ce spectacle. Mais on est toujours rattrapé au vol, avec la délicatesse qui caractérisait le comédien dans ses précédents spectacles ( «Un métier idéal» où il incarnait le médecin empathique John Sassall et «La Loi du marcheur» autour du critique de cinéma concerné Serge Daney). On y retrouve son souci du spectateur, il accompagne notre perplexité et notre étonnement par un regard amusé, une adresse complice dans cette «impossible traversée» du spectacle. Car oui la poésie est une «contre-parole» qu’il ne s’agit pas toujours de comprendre mais d’entendre et, ce soir-là, de respirer. Il n’y a «aucune différence de principe entre un poème et une poignée de main» selon P. Celan et malgré l’obscurité du voyage, on aura été pris par la main. On ne peut que saluer ce spectacle qui poursuit le travail de N. Bouchaud pour lever les écrans entre nous et le «lieu de l’autre».
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
Reprise du spectacle jusqu’au 14 avril au Théâtre du Rond Point, «Le Méridien», d’après Paul Celan, avec Nicolas Bouchaud et Eric Didry à la mise en scène, 21h, durée 1h05