La maladie est-elle une expression ? Qu’est-ce qu’un bon médecin ? Guérir les autres est-ce se guérir soi-même ? À y penser, il est bien étonnant cet acte consistant à remettre, entre les mains d’un autre, corps et parfois âme, à lui donner sa confiance. Le comédien Nicolas Bouchaud explore cette relation entre médecin et patient en revenant sur la figure du médecin anglais John Sassall. Dans un spectacle (« Un métier idéal ») qui mêle biographie, réflexion, questions sur la médecine, jeux de scène et adresses à son public, il nous fait entendre le texte magnifique de John Berger sur une figure « idéale », celle du médecin Sassall, suivi et ausculté pendant de longs mois par l’écrivain.
Arpentant son coin de forêt anglaise, John Sassall a exercé la médecine dans les années 60 avec une fièvre qui n’a d’égale que celle qui prend les capitaines au long cours des romans de Joseph Conrad. Mais au fil temps, cet exercice qui fait du médecin un héros dans la crise laisse place à une révolution où J. Sassall remet le malade au centre de sa quête. J. Sassall écoute, diagnostique et parle alors de son métier comme d’une pratique empathique où il s’agit de « devenir » le malade. Le talent de médecin n’est alors plus seulement dans son exercice de la médecine, mais dans sa capacité à répondre à une « demande de fraternité non formulée », comme le rappelle superbement l’écrivain John Berger.
Mais quel lien entre cet écrivain, le médecin anglais et le comédien Nicolas Bouchaud ? Et pourquoi inviter la médecine sur les tréteaux ? Les réponses évidentes sont données par J. Berger dans son livre : le médecin est comme un acteur qui prend des rôles divers, l’acteur a alors tôt fait de s’emparer de cette figure polymorphe. Mais plus profondément, la figure du médecin donne à l’acteur un costume pour inventer « un certain art du tact », « un toucher délicat » comme dit N. Bouchaud. Et ô combien nous a paru délicat ce spectacle ! Détail significatif dans la première scène : le comédien commence par appeler quelques spectateurs par leur nom. Nous est rendue sensible la « recognition » chère à J. Sassall et J. Berger : il faut connaître le nom de sa maladie pour un patient, reconnaître le patient dans l’au-delà de son symptôme pour J. Sassall.
Puis plus loin dans le spectacle, ce moment étonnant où un spectateur est invité en « consultation » sur la scène ; une consultation toute poétique où il s’agit de lire des vers de Shakespeare, Le Roi Lear. L’exercice est toujours périlleux pour un comédien : exposer un spectateur qui n’en demandait pas tant à la lumière de la scène et accompagner les troubles et les angoisses parfois suscités par cette brisure de la frontière, si rassurante, entre scène et salle. Ce soir-là, l’exercice est accompli avec une remarquable justesse. Étonnamment, on accède à une compréhension nouvelle de ce que peut signifier cette empathie si chère au médecin J. Sassall, qui passe ici par l’écoute, l’attention complète que le comédien donne au spectateur exposé, par la relance et le déplacement de son anxiété. Dans cet « apprentissage » de la lecture versifiée en direct, on croit alors voir se dessiner comme l’image d’une guérison possible. Même si ce que l’on guérit est peut-être seulement la timidité d’un spectateur, car on est bien au théâtre, et la consultation a ce caractère public qui la différencie irrémédiablement de celle du médecin.
Pourtant N. Bouchaud joue le jeu jusqu’au bout. Le Roi Lear ne fut pas choisi par hasard car, aux dires du comédien, c’est une pièce qu’il a jouée par le passé (en 2007-2008 dans la mise en scène de J.F. Sivadier), alors qu’il était lui-même malade d’une dépression. Ainsi, comme le médecin J. Sassall expose sa vulnérabilité pour ne pas laisser son patient seul, le comédien, lui aussi, investit un épisode douloureux et le fait revenir sur scène devant le spectateur, dans un partage que nous pourrions qualifier de « transitionnel », en reprenant par là l’expression du psychanalyste D. Winnicott.
Ainsi, pendant 1 h 30 nous voilà penchés sur les cœurs : le nôtre, celui du comédien, celui du médecin. Avec la pièce (« La loi du marcheur » entretien avec Serge Daney) que N. Bouchaud vient juste de redonner, puis celle à venir sur Paul Ceylan « Le Méridien », le comédien reprend en ce moment une trilogie qui explore des figures d’hommes concernés et sensibles, soucieux de lever l’écran entre nous et « le lieu de l’autre ». Gageons que ce théâtre nous mettra en marche vers ce lieu.
Tiphaine Pocquet du Haut-Jussé
À lire
John Berger et Jean Mohr pour la photographie, « Un métier idéal », éd. de l’Olivier, 2009.
À voir
« Un métier idéal », Nicolas Bouchaud, mise en scène Eric Didry, jusqu’au 31 mars, Théâtre du Rond Point, 21 h.
« Le Méridien », Nicolas Bouchaud, mise en scène Eric Didry, du 4 au14 avril, même lieu, même heure.