L’épisode pourrait avoir été fantasmé par des paranoïaques de la guerre froide ou par les grands maîtres du roman d’espionnage. Pourtant, l’enlèvement de – les chiffres divergent – plusieurs centaines de citoyens japonais, sud-coréens, européens, libanais,… par des agents nord-coréens dans les années soixante et soixante-dix est une réalité tout à fait authentique. Les officiels japonais ont mis près de 40 ans à l’admettre dès lors qu’ils ont été convaincus que le reniement pénalisait plus sûrement leur propre opinion publique que l’hypothétique normalisation des relations économiques avec la dictature de Kim Jong-un, asséchée par le boycott occidental.
Kim Jong-un, quant à lui, a reconnu une poignée tout à fait anecdotique de kidnappings mal conduits par des agents croyant, à tort, bien faire. L’ONU, elle, a fini par mettre les pieds dans le plat à sa façon. Et désormais il n’est plus une discussion onusienne sur la Corée du Nord qui ne mentionne, ne serait-ce qu’en note de bas de page, cette atteinte passée aux règles élémentaires du droit international.
Autour de ces enlèvements, Éric Faye a bâti une fiction. Presque un roman. En tout cas, un genre en soi puisque les témoignages sont plus que rares et surtout parce que les faits ayant été niés longtemps, ils sont restés tout aussi longtemps qualifiés de fictifs. Et cet objet littéraire non identifié, aussi palpitant qu’émouvant, publié en 2016, revient fort heureusement en librairie, réédité en livre de poche. Il y concourt même pour le Prix des lecteurs.
Accueilli en résidence à la Villa Fujiyama de Kyoto en 2012, Éric Faye a enquêté, fouillé les archives, entendu les rares revenants qui ont accepté de lui parler, visionné les quelques documents authentifiés et surtout les invraisemblables films dans lesquels certains de ces « étrangers » ont été sommés de jouer le rôle d’Occidentaux débauchés, de Japonais barbares, de militaires américains sanguinaires, etc. Chez les Kim, père et fils, on apprécie les films à message politique lourd.
Éric Faye s’est concentré sur une poignée de personnages ayant réellement existé et subi plusieurs dizaines d’années d’asservissement intellectuel au pays du Juche, la doctrine politique de Kim Jong-un. Il en a juste changé les noms : la jeune Naoko, enlevée à 13 ans alors qu’elle revenait de son cours de badminton, qui a eu pour mission de former les agents nord-coréens à toutes les subtilités de la langue et de la culture japonaises ; Setsuko, enlevée et mariée à Jim, un Américain que l’on souhaitait « fixer » en Corée du Nord grâce à une cellule familiale bien cadrée ; Jim, donc, pas enlevé, lui, mais déserteur ayant volontairement franchi par un soir de neige de 1962 la zone démilitarisée entre les deux Corée où il patrouillait par crainte d’être tiré de cette relative sinécure pour aller faire aller la guerre au Vietnam ; et enfin Chai Sae-jin, espionne nord-coréenne modèle, responsable de l’attentat contre un avion de la Korean Air en 1987, ayant réussi toutes ses missions sauf celle consistant à ingérer une ampoule de cyanure lors de son arrestation, qui finira par craquer lorsque, emprisonnée à Séoul, elle réalisera que la Corée du Sud n’est peut-être pas l’enfer esclavagiste et dépravé que ses autorités lui ont décrit.
Setsuko sera la première à retourner au Japon en 2002 à la suite de pourparlers laborieux entre le Japon et la Corée du Nord. Quatre autres retours suivront. Beaucoup de ces victimes étant décédées sur place, la Corée du Nord a raconté des morts étranges et rendu à certaines familles des cendres qui n’ont jamais été authentifiées. Éric Faye parvient à construire sur ces vies détruites une narration intense, sensible qui saisit les lecteurs, y compris les plus éloignés de cette invraisemblable et inutile guerre des kidnappings.
Très récemment, et après la parution du livre d’Éric Faye, l’épisode des Américains déserteurs a connu un nouvel épilogue. Le dernier d’entre eux est en effet décédé d’un AVC en 2016. Ses fils ont annoncé sa mort à l’été 2017. Ceux-ci ont choisi la nationalité nord-coréenne et s’en disent fort heureux. Leur mère, une Roumaine enlevée elle aussi, était décédée une dizaine d’années auparavant. Cette femme avait un frère, roumain, toujours vivant, toujours en colère, mais il aimerait un jour rencontrer ses neveux. Pas sûr que ceux-ci partagent son sens de la famille…
Marie J
Éclipses japonaises. Éric Faye. Points, Éditions du Seuil
Ma foi, tant de pays ont et continuent à pratiquer l’enlèvement et l’assassinat politique. Parmi les plus connus les USA, Israël, la France ; l’Amérique du Sud et l’Afrique et donc l’Asie ne sont pas en reste, chacun sûr de son bon droit, la main sur le cœur.
L’homme est un loup pour l’homme et les faits divers de l’Histoire sont sans fin.
Je ne saisis pas trop l’intérêt pour un Français de parler de ce sujet coréen… Surtout quand, eux, ils le font magnifiquement. Si vous trouvez le DVD, n’hésitez pas à visionner « Entre deux rives » de Kim Ki-duk, un génie du cinéma coréen du Sud qui n’est tendre avec aucun des deux côtés du 38ième Parallèle… et qui décrit l’histoire d’un pêcheur coréen du nord entraîné malgré lui dans les eaux du Sud…
Un grand film politique, alors que je crains qu’Eric Faye ne soit porté que par l’écume de l’histoire pas par sa vague profonde. Mais bien entendu, c’est une hypothèse puisque je n’ai pas lu son livre…
Pour en rester à Kim Ki-duk, « locataires », « Pieta » « Printemps, été, automne, printemps, hiver… et printemps » sont à découvrir.
Adulé à la Mostra de Venise et ignoré à Cannes (pas assez glamour, pas assez subtil et surtout trop subversif), ce réalisateur vient du peuple Il a été ouvrier (tiens, personne ne songe à faire des quotas de fils d’ouvriers pour les Césars…)… il comprend donc que la Corée du Sud n’est pas la panacée et la Corée du Nord pas que le grand méchant loup universel…