Une tempête de toute beauté

Peu montée en France, atypique, énigmatique, inclassable, – elle n’entre dans aucune des trois catégories des pièces shakespeariennes, à savoir les comédies, les tragédies et les pièces historiques – “La Tempête” (1611) est sans doute la dernière pièce écrite par William Shakespeare (1564-1616) avant de se retirer définitivement dans sa ville natale de Stratford-upon-Avon. Elle est ainsi souvent considérée comme son œuvre testamentaire.
Pour le metteur en scène canadien Robert Carsen, il s’agit là, en revanche, d’une première. S’il a commencé sa carrière en tant qu’acteur et metteur en scène de théâtre, Robert Carsen doit principalement sa renommée à ses mises en scène d’opéras et de comédies musicales – ainsi est-il concomitamment à l’affiche du Grand Palais avec la mise en scène de “Singin’ in the rain”–. Avec “La Tempête”, il signe non seulement sa première collaboration avec la Comédie-Française, mais aussi sa toute première mise en scène de théâtre en France. Et, pour un coup d’essai, c’est un coup de maître !

De quoi s’agit-il au juste ? Rappelons brièvement l’argument de la pièce. Douze années auparavant, Prospero, duc de Milan, a été destitué de son duché par son frère Antonio, avec l’aide d’Alonso, roi de Naples, et jeté dans une barque avec sa fille Miranda encore enfant. Échoués sur une île quasi déserte, le père et la fille y ont vécu jusqu’à ce jour loin du monde. Lorsqu’Antonio, en voyage avec la cour de Naples, passe aux abords de l’île, Prospero y voit l’opportunité de réaliser sa vengeance. Avec l’aide d’Ariel, l’esprit des airs, il déclenche une tempête et fait chavirer le navire. En effet, Prospero est un peu sorcier sur les bords. Grâce à la magie que lui confèrent ses livres, il maîtrise les éléments naturels et les esprits. Les naufragés se retrouvent alors disséminés sur différentes parties de l’île. D’un côté, Ferdinand, le jeune prince de Naples, qui va aussitôt s’éprendre de la belle Miranda – et réciproquement –, de l’autre, son père Alonso, Sebastian, le frère de celui-ci, ainsi qu’Antonio, le frère de Prospero, et Gonzalo, le vieux conseiller. Pour finir, le majordome Stephano, le bouffon Trinculo et Caliban, un sauvage asservi par Prospero, trois grotesques ivrognes, se retrouvent dans un autre coin de l’île. Usant de sa magie et de l’illusion, Prospero va déjouer tous les projets machiavéliques des uns et des autres et tenir ses ennemis en son pouvoir. L’heureux dénouement n’en est que plus surprenant…

Il y est question de politique, de pouvoir, de complots, de bons et de mauvais esprits…et aussi d’amour, de pardon et de liberté. Si les deux jeunes gens, Ferdinand et Miranda, incarnent l’innocence de la jeunesse, Prospero reste un personnage complexe et indéchiffrable. Et si cette “tempête” qui donne son titre à la pièce n’était avant tout qu’une métaphore de ce que ressent le personnage principal, la tempête intérieure qui l’agite ?

Robert Carsen a fort à propos choisi de faire reposer la pièce tout entière sur la subjectivité de Prospero. Selon lui, les événements nous sont racontés et présentés selon le seul point de vue du duc déchu. Et, comme il le dit lui-même, “Dans La Tempête, au fond, tout se passe dans le cerveau d’un homme.” La pièce se situe donc dans l’espace mental de Prospero.
C’est dans un décor dépouillé à l’extrême, parfaitement clos, sans ouverture aucune, que se déroule la pièce. Une simplicité qui confine à la pureté avec pour uniques couleurs le noir et le blanc. Parfois le gris. Et quelques touches de brun apportées par les valises des naufragés ou les livres de Prospero… La vidéo participe à la beauté de cette scénographie où trois types de langages y sont ainsi représentés : celui de la mémoire et du rêve, celui de l’environnement des personnages et celui des déesses. Saluons ici le travail remarquable du scénographe Radu Boruzescu et du vidéaste Will Duke. Ainsi la longue scène 2 de l’acte I au cours de laquelle Prospero raconte pour la première fois à sa fille la destitution et les injustices dont il a été victime – et en informe, par la même occasion, le spectateur afin qu’il puisse comprendre la situation et les événements à venir – devient-elle d’une grande limpidité grâce aux images projetées. Ce récit, déterminant pour la compréhension de la pièce, est ici tout à fait réussi et d’une parfaite efficacité, malgré sa complexité initiale.
Les lumières de Peter Van Praet, magnifiques dans leurs teintes chaudes, jouent, par ailleurs, de manière on ne peut plus habile avec les ombres projetées des personnages. Les costumes de Petra Reinhardt, par leur sobriété, contribuent à l’harmonie générale. Tout est beauté et poésie.
Même lorsque Robert Carsen glisse un message écologique dans sa scénographie avec le déversement de déchets sur la plage, le décor reste étonnamment beau.

Que dire de l’interprétation ? La Troupe brille par son excellence, comme à l’accoutumée. Sans aucune fausse note. Loïc Corbery et Georgia Scalliet incarnent à merveille les deux tourtereaux, Benjamin Lavernhe et Serge Bagdassarian ont la traîtrise dans le sang, Jérôme Pouly, Hervé Pierre et Stéphane Varupenne sont d’une belle exubérance, Gilles David, d’une sage honnêteté. Michel Vuillermoz, toujours grandiose, nous offre, dans le rôle de Prospero, un personnage aux multiples facettes. Accordons une mention spéciale à l’acteur caméléon qu’est Christophe Montenez. Dans le rôle d’Ariel, l’esprit des airs, il semble appartenir à un autre espace-temps, paraît se mouvoir à un rythme différent de celui de ses partenaires, se fondre dans le décor tout en s’en détachant… Là encore, surprenant et méconnaissable.

Prospero parle de “L’étoffe des rêves” pour désigner l’essence de la vie humaine. Nous pourrions faire de même pour qualifier ce spectacle. Jean-Claude Carrière, qui a signé ici la très belle adaptation, parle, lui, de “sommeil” : “Un sommeil où il faut se laisser charmer, bousculer, égarer – sans jamais s’efforcer de comprendre. Un sommeil éveillé, peut-être. Ou alors le dernier sommeil. ”

Isabelle Fauvel

Crédit photos: © Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

“La Tempête” de Shakespeare, du 9 décembre 2017 au 21 mai 2018, à la Comédie-Française, Salle Richelieu. Mise en scène de Robert Carsen, scénographie de Radu Boruzescu, avec Michel Vuillermoz (Prospero), Georgia Scalliet (Miranda, fille de Prospero), Christophe Montenez (Ariel, esprit des airs), Loïc Corbery (Ferdinand, fils du roi de Naples), Thierry Hancisse (Alonso, roi de Naples), Serge Bagdassarian (Antonio, duc usurpateur de Milan, frère de Prospero), Benjamin Lavernhe en alternance avec Noam Morgensztern (Sebastian, frère d’Alonso), Gilles David (Gonzalo, vieux conseiller honnête), Jérôme Pouly (Stephano, majordome ivrogne), Hervé Pierre (Trinculo, bouffon), Stéphane Varupenne (Caliban, sauvage asservi par Prospero), Elsa Lepoivre (Iris, Cérès, Junon, déesses) et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française : Matthieu Astre (gentilhomme), Robin Goupil (gentilhomme), Alexandre Schorder (gentilhomme).

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