Peu connue en France, la chanteuse mexicaine Chavela Vargas (1919-2012) est une icône dans nombre de pays hispanophones. De fait, le documentaire de Catherine Gund et Daresha Kyi est le bienvenu. Il se consacre davantage à la vie et à la personnalité volcanique de l’artiste qu’au genre musical auquel elle est restée attachée, la Ranchera. Cette musique née dans les campagnes mexicaines qui chante sur un mode mélodramatique les amours perdues et ne rechigne pas à exalter les vertus machistes comme patriotiques a rejoint le folklore national avec la « bénédiction » des gouvernements nationalistes issus de la Révolution de 1910. Aujourd’hui encore, les Mariachis, avec leurs grands chapeaux et leurs pantalons à clous, sont des incontournables des circuits touristiques.
Comment Chavela Vargas est venue à cette musique, le film ne le dit pas mais elle se l’est totalement appropriée en l’épurant jusqu’à atteindre de sa voie rauque des moments de tension proches du blues. Du folklore elle a surtout tiré son code vestimentaire : ponchos colorés, pantalons de coton blanc et huaraches (sandales de cuir). Car oui, dans le Mexique des années 40 et 50, mademoiselle Vargas s’habillait non seulement en homme mais en paysan. Le poncho, indissociable de son personnage, symbolise bien la place qu’elle s’est choisie dans un milieu cultivé qui célébrait les valeurs traditionnelles du pays, mais demeurait un monde d’hommes. Il reste emblématique de la force de caractère dont elle a eu besoin pour s’imposer, elle, mais aussi sa différence.
Elle était née au Costa Rica dans une famille très conservatrice, incapable d’aimer la petite Isabel, trop garçon manqué. Devenue Chavela, elle raconte longtemps après la douleur et l’humiliation de se voir interdire à sept ans l’entrée de l’église par le curé… « Le diable » deviendra une jeune femme révoltée qui partira au Mexique entamer une carrière de chanteuse en se produisant d’abord dans la rue. Dans le pays où elle débarque bouillonne alors une vie artistique intense, souvent au service de la propagande post-révolutionnaire, politique et nationaliste, à l’instar du couple iconique Frida Khalo et Diego Rivera. Son talent et sa personnalité hors norme séduisent les deux artistes chez qui elle s’installe et entame une liaison avec Frida (passionnée par les tenues ethniques elle aussi, mais féminines). On pourrait croire qu’elle débute sous de bons auspices mais ce ne sera pas si simple.
Car elle est homosexuelle et en dehors du microcosme artistique le pays reste fondamentalement traditionnel, catholique et machiste. De fait, elle vivra sa sexualité entre secret bien gardé et parfaite liberté. Elle a construit sa légende sur un « tableau de chasse » surprenant, prétendant avoir séduit toutes les épouses des hommes qui venaient la féliciter et même avoir fini une fête donnée par Elizabeth Taylor à Acapulco dans les bras d’Ava Gardner. On ne sait pas trop si tout est vrai, mais quand la légende est belle…. Et belle, Chavela l’était. D’une beauté altière qui s’accommodait mal des atours féminins. Elle raconte avec humour son incapacité à bouger dans les robes ajustées et à marcher avec des talons, et que du reste, « en femme » elle avait l’air d’un travesti.
Elle se produit dans les cabarets où elle connaît un réel succès, mais des années plus tard elle racontera les peurs qui la minent. Trac avant de monter sur scène, mais aussi peur de ne pas être à la hauteur dans ce monde masculin et frayeur de voir son homosexualité dévoilée et sans doute de tout perdre. De fait elle en fait des tonnes, porte un pistolet à la ceinture et boit, encore plus qu’un homme. Sa sexualité l’isole et l’enferme dans le secret, alimente les angoisses qui nourrissent son chant désespéré mais la précipitent dans l’alcoolisme. La tequila qui a bien failli être son tombeau, l’entraîne dans une traversée du désert qui dure tout au long des années 80.
Retirée dans le village de Tepoztlàn, alors que tout le monde la croit morte, elle aurait fini lamentablement si, comme dans une telenovela, les séries sentimentales à succès, elle n’avait été sauvée par l’amour ! Mais c’est peu dire que la mièvrerie est totalement étrangère à Chavela Vargas. Pourtant c’est une jeune avocate, qui sera son grand amour, qui la libère des vautours et surtout de l’alcool. Chavela prétend qu’elle s’est débarrassée de son addiction en trois jours avec des chamans, autre pan de sa légende ? La force du documentaire est la richesse des archives, souvent privées, et des témoignages des personnes qui l’on bien connues. Jamais hagiographiques, ces récits révèlent tous une très forte personnalité aussi attachante qu’exaspérante. Toutes et tous l’ont aimée, beaucoup, mais certains admettent l’avoir haïe. Y compris dans les quarante dernières années de sa vie, celles de sa renaissance et du succès international.
Enfin sobre, elle remonte sur la scène d’un cabaret de Mexico, où le public médusé de la voir vivante la plébiscite. Puis c’est le départ vers l’Espagne, qui vit encore dans le tourbillon libérateur de la Movida et où Pedro Almadovar, chef de bande, accueille celle qu’il vénérait depuis déjà plusieurs années. Entre le cinéaste et elle ce sera une grande histoire. Il sera un peu tout pour elle, y compris son mari (sic), mais surtout un ami et un appui sans failles. Ses chansons sont au générique de plusieurs de ses films. A Madrid elle chantera pour la première fois de sa vie dans un théâtre, ce qui lui donnera l’audace de vouloir se produire dans deux salles dont elle rêvait depuis toujours, l’Olympia de Paris et Bellas Artes à Mexico.
Personne ne la connaît à Paris ? Qu’à cela ne tienne, Almadovar fera des pieds et des mains pour qu’elle y passe et surtout pour que le public vienne. Ce qu’il fera et en plus il l’ovationnera sincèrement. Merci Pedro ! Son récit de l’épopée parisienne est un des moments savoureux du film. Jusqu’à son décès, presque en scène, Chavela Vargas chantera inlassablement, même en fauteuil roulant, savourant ce succès et tout cet amour qui avaient tant tardé à venir. Libérée de ses angoisses elle fera même son coming out à 81 ans. Sacre suprême, ses funérailles internationales se dérouleront à Bella Artes, la salle la plus célèbre du Mexique.
Ce que le film nous donne à voir, outre le récit d’une artiste exceptionnelle dans son répertoire, toujours très mexicain, c’est le portrait d’une femme qui a fait de sa liberté sa seule possibilité de survie à ses peurs et à sa solitude. Pour elle, liberté n’est pas un vain mot comme celui apposé dans les magazines à toutes femme dès lors qu’elle a acquis un peu de célébrité. Chez Chavela Vargas c’était la liberté ou la mort. Et elle a vécu très longtemps. Elle continue à influencer d’autres générations de musiciennes à la carrière internationale comme Lila Downs et a été un modèle pour Lhassa*, morte beaucoup trop tôt, qui avait appelé son premier disque La LLorona, personnage de la mythologie aztèque mais aussi un des titres des plus célèbres de Chavela Vargas.
Marie-Françoise Laborde
*Dont un Live at Reykjavik sort ces jours-ci. Son ultime concert en 2009.