Le film « Maîtresse » de Barbet Schroeder, sorti en 1975, comporte au moins une image historique. La scène se déroule dans la halle au chevaux des abattoirs de Vaugirard à Paris. On y voit un équidé mené par employé pour subir le coup de pistolet fatal. Les abattoirs ont fermé, les animaux sont partis mais la halle est restée. Et voilà trente ans que le sang n’y rigole plus entre les pavés. Depuis c’est un marché aux livres d’occasion, ouvert le week-end. On y cherche sans trouver. On y trouve sans chercher. Il y a moins de monde et surtout beaucoup moins de touristes qu’aux puces de Vanves voisines. C’est un lieu d’habitués.
Contrairement au samedi matin où les marchands déballent, le dimanche avant l’ouverture, le marché dort. Des toiles en plastique bleu recouvrent les étals. Les premiers badauds sont déjà là, impatients de vérifier si par hasard une trouvaille ne leur aurait pas échappé la veille. On y déniche de tout. Des livres bien sûr, du plus modeste livre de poche jusqu’à des ouvrages plus rares, mais aussi des cartes postales, des cartes géographiques, de vieux menus, des buvards publicitaires, de vieux albums de famille, des journaux anciens. On ne sait jamais vraiment avec quoi l’on va repartir. Quand on n’a rien acheté, c’est à la fois une déception et un soulagement pour le porte-monnaie. L’acheteur est un intoxiqué de la trouvaille comme d’autres le sont des jeux d’argent ou des « like » sur les réseaux sociaux.
La négociation fait partie d’un rite où chacun pense être le plus malin. Prendre un air dégoûté tout en demandant « combien » ne marche plus depuis longtemps. Acheteurs et vendeurs sont des habitués qui souvent se connaissent et les transactions sont finalement assez rapides. Tel livre affiché à sept partira à cinq et chacun le sait d’avance, à la seule condition d’y mettre un peu les formes. Rarement, le vendeur ignore la valeur de ce qu’il vend mais cela arrive. Telle « Revue Blanche » est partie un jour à un euro et cinquante centimes tandis qu’un stand plus loin un numéro équivalent s’affichait sans complexes à plus de cent cinquante euros. De mémoire de chineur c’est arrivé une fois en cinq ans. Les plus efficaces, les meilleurs, ceux qui viennent au déballage du samedi matin, qui plongent la tête, les mains et le tronc à l’intérieur des caisses en carton en retenant leur respiration, feront plus souvent de meilleures affaires.
En hiver le chaland a de la chance. Il fait son tour, prend son temps, reste une heure et rentre chez lui au moment où le gigot est presque prêt et que la belle famille en est déjà à l’apéritif. Pour ceux qui tiennent leur stand dans les courants d’air gelés, les vêtements superposés augmentent leur tour de taille. La buée sort de leur bouche et ils piétinent afin de se réchauffer. Dès midi et parfois même avant, le vin fait office de renfort calorique. C’est que le métier n’est pas toujours facile et même usant à la longue. Il y a d’ailleurs le marchand de journaux anciens qui a décidé de plier les gaules en profitant d’un changement du mode de gestion du marché selon une décision de la mairie de Paris. Il a pris un magasin pas loin. Espérons que les autres resteront. Il ferait beau voir qu’après les chevaux on achève de la même façon les vendeurs de livres de Vaugirard.
PHB
Marché du livre ancien et d’occasion Georges Brassens, 104, rue Brancion 75015 Paris
Bravo! On dirait une nouvelle de Zola ou Flaubert!
Un endroit où le temps s’arrête -temporairement…-, c’est si rare et si précieux.
Habitué des lieux, je croise chaque jour (ou presque) les doigts pour que le grand zéphyr de la modernité et de la rentabilité n’emporte pas sur son passage ce refuge des amoureux de l’écrit et de l’imprimé.