Dur dur d’être «le plus grand ténor du monde» ! Dur d’être sur scène et de répondre à tant d’attente ! Dur de sortir un nouveau CD dont les critiques soit décortiquent le moindre souffle, le moindre aigu, soit sont éperdus d’admiration devant la perfection absolue de chaque air! Sans oublier les fans qui s’écharpent sur les réseaux sociaux : «Il n’est plus ce qu’il était ! C’est fini !»…«Mais comment osez-vous dire ça ? Pour qui vous prenez-vous !». Terrible pression : chaque fois qu’il entre sur scène, chaque fois qu’il enregistre un air, le challenger du gosier remet son titre en jeu. Comment résister à cette pression ? C’est ce qu’on aimerait bien lui demander !
Voilà donc le ténor allemand Jonas Kaufmann, sacré «meilleur ténor du monde» depuis une bonne dizaine d’années, aussi beau qu’une star de cinéma, remettant, une fois de plus, son titre en jeu sur la scène de l’opéra Bastille, dans la version française d’origine du «Don Carlos» de Verdi.
En juillet dernier, il a abordé à 48 ans, sur la scène du Covent Garden à Londres, l’un des plus formidables rôles du répertoire, «Otello» de Verdi. Lorsque qu’un grand chanteur – divo ou diva – se mesure à un nouveau rôle marquant une étape dans sa trajectoire, il ou elle prend toujours un grand risque, car une voix ne cesse d’évoluer, et il n’est pas facile de savoir, de sentir, de manière certaine, si l’on est vraiment prêt, et quelles en seront les conséquences sur la voix, ce très mystérieux instrument…
Nous avons pu suivre à Paris, sur grand écran, l’une des représentations de cet «Otello», et pouvons dire que Kaufmann est un grand Otello, très humain. La preuve: de cette représentation, j’ai notamment gardé dans l’oreille ces paroles qu’Otello-Jonas adresse à Desdemona vers la fin : «E tu… come sei pallida ! e stanca, e muta, e bella…(«Et toi…comme tu es pâle ! et fragile, et muette, et belle»). De même, après l’avoir vu deux fois dans le «Werther» de Massenet à l’opéra Bastille, qui l’a révélé en 2010 au public français, je n’ai jamais oublié ces paroles (le ton et l’intonation mêmes ! la douleur ! la tendresse !) qu’il prononce à la fin, lorsque Charlotte le rejoint alors qu’il vient de se tirer une balle dans le cœur : «Et puis… il ne faut pas qu’on vienne encore ici nous séparer ! ». Dans les deux cas, à la toute fin de l’œuvre, il suffit de quelques paroles à ce très grand chanteur-acteur pour nous faire sentir, à l’ultime moment, l’immensité de sa souffrance.
Il faut dire que l’une des raisons qui lui valent sa couronne mondiale est sa merveilleuse élocution, l’attention portée à chaque mot, chaque inflexion, chaque voyelle, en français notamment, comme on peut le constater, une fois de plus, dans son dernier CD intitulé tout simplement « L’Opéra ». Ce dernier opus est consacré à l’opéra français sur fond de dorures du palais Garnier (et non pas de froidures blanches de l’opéra Bastille !), et il n’hésite pas à couvrir tout l’éventail des grands rôles du répertoire français, ceux qu’il a déjà abordés («Werther», «Carmen», «La Damnation de Faust»), comme ceux qui peut-être l’attendent. Les fans qui connaissent bien Kaufmann pourront s’étonner d’une certaine préciosité dans les premiers airs, mais ceux qui le découvrent garderont longtemps le souvenir de ces grands airs mythiques.
Autre ténor exceptionnel, «le plus grand ténor belcantiste du monde», le péruvien Jean Diego Florez, le meilleur tenor di grazia de ces vingt dernières années, l’archétype du ténor rossinien, nous a concocté une surprise. Alors qu’un Jonas Kaufmann possède un répertoire immense lui permettant de se renouveler, on comprend qu’après avoir ébloui pendant vingt ans les spectateurs par son agilité et ses aigus triomphants dans les grands rôles écrits par Rossini, Donizetti, ou Bellini, Florez puisse avoir envie d’aborder de nouveaux rivages musicaux. Non pas qu’à 44 ans ses facultés pyrotechniques soient en déclin, au contraire. Le voilà donc qui nous offre un CD Mozart inattendu, affirmant qu’il en avait envie depuis bien longtemps.
Il en est des grands chanteurs comme des gens de notre vie quotidienne, il leur arrive de se révéler sous un jour nouveau qui change profondément l’idée que nous avons d’eux. Cela s’est produit avec Juan Diego Florez lorsque je l’ai vu dans une production (délirante !) du «Comte Ory» de Rossini, dans la série «Live from the Met» 2011, déguisé en religieuse, virevoltant sur scène dans sa robe noire, accablant sa belle de ses assiduités douteuses. Il y prenait un tel plaisir que l’on comprenait qu’il révélait là un vrai sens de l’humour et une façon de ne pas se prendre au sérieux très rassurante quand on est «le plus grand ténor belcantiste du monde».
Tout comme le beau Jonas est beaucoup trop intelligent pour ne pas savoir que son titre de plus «grand ténor du monde» peut être à tout instant remis en question. Quant à son physique plus qu’avantageux, qui a beaucoup fait pour sa célébrité, il estime qu’il l’a longtemps desservi en l’empêchant d’être pris au sérieux par les édiles des maisons lyriques. Dans son genre (très différent), Forez est lui aussi très beau garçon, et mène lui aussi intelligemment son parcours avec ce CD Mozart, dans lequel sa virtuosité belcantiste ne peut que le servir.
On y retrouve le goût et l’élégance de chant que nous lui connaissons, y compris dans le programme proposé : il exécute les plus célèbres arias de ténor d’opéras mozartiens, dans un ordre alternant subtilement d’atmosphère, pour finir par un rare air de concert. S’agirait-il d’une reconversion ? Nous verrons plus tard.
Autre phénomène du monde de l’opéra, l’époustouflante soprano canadienne Barbara Hannigan nous propose, elle aussi, un nouveau CD, qui ne change pas l’image que nous avons d’elle, mais approfondit son stupéfiant parcours. Depuis une dizaine d’années, elle est devenue «world famous» pour ses interprétations d’opéras contemporains, en particulier une «Lulu» d’Alban Berg comme on ne l’avait jamais vue, montée à la Monnaie de Bruxelles en 2012 par Krzysztof Warlikowski (celui là même qui met en scène «Don Carlos» à Bastille). Les interprétations de Barbara Hannigan tiennent de la «performance», car son engagement physique est aussi ahurissant que sa voix de soprano lyrique percutante.
Depuis 2011, l’année de ses 40 ans, la voilà devenue en plus chef d’orchestre, capable de diriger tout en chantant ! Nous avons pu assister à cet exploit rarissime le 8 octobre dernier à la Maison de la Radio pour la première fois en France, dirigeant le Philharmonique dans un programme lié à son CD « Crazy Girl Crazy ».
Triplement « crazy« , en effet, le programme de ce CD : la «Sequenza III» de Berio, la « Lulu Suite » de Berg, et la «Girl Crazy suite» de Gershwin (orchestrée par Bill Elliott). Et triplement «crazy» le concert : silhouette mince, ensemble noir mousseux laissant ses épaules et ses bras nus, longs cheveux blonds bouclés, la chanteuse-chef dirigeait «La Nuit transfigurée» de Schoenberg en brassant de ses bras de danseuse les vagues de musique, puis sidérait le public par ses vocalises surhumaines dans la «Lulu Suite». Après l’entracte, elle nous emportait, avec l’orchestre tout entier, dans les exubérances de «Girl Crazy», et l’on sentait vibrer l’auditorium de Radio France comme rarement !
Le CD inclut un court métrage de Mathieu Amalric, «Music is Music», le second qu’il consacre à la chanteuse phénomène.
Lise-Bloch Morhange
** Retransmission de «Don Carlos» de Verdi en direct de l’Opéra Bastille le jeudi 19 octobre à 18 h dans les cinémas UGC, et en léger différé sur Arte à 20h55
** Récital Juan Diego Florez au Théâtre des Champs-Elysées le 12 novembre prochain.