Sursis à exécution

Se penchant pour se rapprocher de l’oreille du condamné, le directeur de la prison lui souffla que le bourreau aurait «un léger retard». Avec un brin d’ironie le futur supplicié lui suggéra de «commencer sans lui» que ça le ferait peut-être « venir ». Le directeur se redressa. Deux plis sur son front indiquèrent qu’il trouvait la remarque déplacée.

Celui qui devait mourir par strangulation songea à tous ces contretemps ordinaires subis une vie durant, alors que lui était si ponctuel. La comtesse du Barry avait paraît-il supplié le bourreau de lui accorder un «moment» de grâce.

Si Lucien continuait de respirer l’air encore frais de ce matin-là, c’était peut-être la faute aux embouteillages ou à un réveil-matin buté dans le silence. Le directeur de l’établissement pénitentiaire ne lui avait pas donné de précision. Il fallait attendre mais la loi de ce pays prévoyait qu’au bout d’un retard déraisonnable, l’empêchement valait annulation de l’exécution.

Et chacun, dans la cour de la prison, le savait. Et chacun regardait qui ses pieds qui sa montre ou encore la porte. On entendait des raclements de gorge discrets. Sur le seul arbre du polygone, même les oiseaux avaient mis leurs trilles en sourdine. Il y eut aussi un bruit de grattage d’allumette. Le silence était devenu tellement épais que chacun put entendre le fumeur exhaler sa première bouffée. Un éternuement impromptu n’aurait pas réussi à crever la chape de tension qui enveloppait cette petite foule d’officiels, fonctionnaires et employés divers. A genoux, les mains liées derrière le dos, Lucien voyait surtout leurs chaussures. Il avait identifié les mocassins immobiles de son avocat. Et repéré le tapotement impatient des souliers du directeur.

Près de quinze minutes plus tard et comme la garde à l’entrée du camp fit savoir que nul véhicule n’était en vue, il y eut un bref entretien entre le juge et le directeur. Un gardien s’approcha alors de Lucien et défit ses liens. Le prisonnier fut reconduit à sa cellule. L’exécution du criminel avait été commuée d’office.

Vingt ans plus tard, Lucien devait recouvrer la liberté. Deux jours seulement après ses soixante ans, il avait choisi un petit pays tropical pour profiter de ses premiers jours de liberté et probablement aussi de la dernière partie de sa vie. Dans cette contrée à l’actualité inexistante où il ne connaissait personne qui aurait pu lui rappeler son passé, il goûtait au plaisir subtil de déambuler dans les rues mal entretenues d’une petite ville de province. Il portait un chapeau blanc, fixé un peu de travers sur sa tête. Il marchait les mains dans les poches avec une nonchalance qui lui donnait l’air d’évoluer légèrement au-dessus du sol, comme un léger esquif à la surface de l’eau. Il arborait la mine débonnaire de ceux qui vont de petits plaisirs en minces satisfactions, comme ce petit verre de rhum qu’il aimait boire le soir juste avant de déguster un de ces filets de morue avec une sauce locale doucement pimentée.

Et ce fut un de ces soirs, justement attablé à la terrasse indigène, un de ces soirs où le souvenir de sa détention se diluait dans les facilités polychromes des couchers de soleil tropicaux, qu’une femme d’apparence assez mûre, élégamment vêtue, lui demanda avec un sourire gracieux s’il l’autorisait à s’asseoir un moment en face de lui. Elle prit son temps pour absorber quelques gorgées d’un cocktail démodé avant de lui dire le motif de sa démarche. Elle lui parla de son père disparu. Qu’il était décédé seul dans un hôpital de banlieue, bien haut dans la géographie des pays tempérés autrement dit pluvieux. Il lui avait laissé une lettre dans laquelle il l’avait priée de chercher ce Lucien qu’elle avait en face d’elle. «Cela m’a pris beaucoup de temps pour me décider à vous chercher et encore plus pour vous retrouver mais ajouta-t-elle, depuis que je suis à la retraite, je voyage facilement». Après ce préambule, elle lui remit une petite enveloppe bleu pâle en lui indiquant que c’était de la part de son père. Lucien lui dit alors que sans ses lunettes, il ne pouvait pas lire et pria son interlocutrice de le faire. Le petit bristol ne comportait pourtant pas grand-chose. Il y avait juste un nom gravé et, une écriture assez gauche qui disait «je suis finalement heureux que vous ayez pu profiter de mon retard, ayant été retenu ce jour-là par une lombalgie intraitable». Et juste au-dessus on pouvait lire : «avec ma bien sincère considération». La nuit tombait. Des moucherons s’étaient abattus sur le filet de morue refroidi de Lucien. Un air moite et sucré répandait ses effluves nuancés de cigare bon marché à hauteur d’homme. La femme était partie. Il avait toujours manqué un terme définitif à cette exécution manquée. Et voilà qu’il était arrivé dans une enveloppe bleu-pâle que Lucien inséra avec précaution dans la poche poitrine de sa chemise blanche.

PHB

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5 réponses à Sursis à exécution

  1. PIERRE DERENNE dit :

    La famille de la victime aurait tant voulu que Lucien ait une lombalgie intraitable le jour du crime mais voilà…

  2. Isabelle Fauvel dit :

    Une bien jolie histoire pour commencer la journée. Merci, Philippe.

  3. Marie-Alice dit :

    C’est vrai, une belle histoire émouvante !

  4. MARCHESSEAU DANIEL dit :

    Une fort jolie évocation heureuse du hasard quand il n’y en a pas, surtout un vendredi 13. Merci de ce premier rayon d’espoir ce matin

  5. Hélène Delprat dit :

    Bien ficelée cette histoire en boomerang! On aurait juste aimé savoir quel miraculeux pécule permet à Lucien d’aller s’installer en pays tropical. Le diable est dans le détail…

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