Irving Penn (1917-2009) au Grand Palais

L’exposition célébrant au Grand Palais le centenaire de la naissance du grand photographe américain Irving Penn nous vient tout droit, comme il se doit, du MOMA (Museum of Modern Art de New York). Et c’est le photographe lui-même qui nous accueille, avec cet autoportrait où il se montre accoudé à sa chambre noire avec une désinvolture follement élégante, cette élégance de forme et d’âme qui caractérise toute son œuvre.
Cet autoportrait fut pris à Cuzco, et nous allons découvrir plus loin combien ce voyage témoigne de la versatilité du photographe. Envoyé par Vogue au Pérou à Noël 1948, il boucle son reportage de mode avec la froidement belle Jean Patchett déambulant dans les rues de Lima, puis file à Cuzco, ancienne capitale précolombienne située à 3 400 mètres d’altitude qu’il «brûle de connaître».

Là, au lieu de se rendre à Machu Picchu comme tout touriste qui se respecte, il ouvre un studio où il photographie hommes, femmes et enfants descendus des hauts plateaux. Et plie bagages trois jours plus tard, nanti de deux mille clichés dont « Cuzco Children », ce petit frère tenant sa sœur par la main, chef d’œuvre de… la peinture, pardon de la photographie ! Le portrait est digne d’un Murillo. C’est bien le sentiment de se trouver face à l’œuvre d’un peintre qui se dégage d’emblée des deux premières salles, dévolues aux « Natures mortes et premières photographies de rue », puis aux « Portraits existentiels de 1947-1948 ».

Premier choc, celui des natures mortes, premières commandes de Vogue, en couleur ou non, soigneusement composées comme des tableaux, voire des vanités, une pointe de malice en plus, révélant que nous avons bien affaire à un peintre-photographe, d’ailleurs initialement formé aux beaux arts. Son œil sait aussi capter des détails de rue, comme des enseignes insolites, et nous découvrirons qu’il s’agit là aussi d’un thème récurrent. Lorsqu’il nous montre tout simplement une assiette vide (« The Empty Plate »), avec ses quelques miettes, son couteau et sa fourchette et la serviette froissée, nous ne savons plus s’il s’agit d’une nature morte soigneusement composée dans son admirable simplicité, ou s’il a saisi l’instant où le convive vient de quitter la table… Mais la gamme de gris, de blanc, de noir, est si subtile, les plis de la serviette si délicats… Ce qui ne prouve rien, car nous n’allons pas tarder à apprendre qu’Irving Penn était, comme il le disait, «une victime de l’obsession du tirage», ce qui explique la gamme de gris-blanc de la serviette évoquant Chardin, comme celle de tous ses merveilleux portraits noir et blanc.

Ses premiers «portraits existentiels» sont réalisés pour Vogue en 1947-1948 à son retour de la guerre, à la demande du directeur artistique, Alexander Liberman. Ce dernier donne carte blanche à ce jeune photographe quasi inconnu approchant la trentaine, qui déstabilise ses modèles en les coinçant dans l’angle de deux cimaises fixées sur un châssis, ou en les asseyant sur un vieux tapis posé sur des caisses. Ces portraits le rendront célèbre dès 1948, et sont pour nous un régal, car ils sont moins connus que ceux réalisés plus tardivement. J’ai particulièrement aimé Hitchcock en gros bébé boudeur, Stravinsky à l’air tragique et traqué, Elsa Schiaparelli sombrement conquérante, et Peter Ustinov tout jeune et tout beau. Sans oublier l’extraordinaire photo des «Dusek Brothers», ces quatre frères boxeurs aux corps emmêlés comme des serpents. Et puis il y a ce portrait de l’écrivain Truman Capote en ange déchu, bien avant celui de 1971, en masque de mort. C’est alors qu’Irving Penn fera ce voyage à Cuzco, où il saisira l’âme des deux petits enfants dignes de Murillo, comme celle de bien d’autres adultes heureux de poser pour ce «gringo» en échange de quelques pièces.

Ce sera à nouveau Liberman qui va lancer Irving Penn, cette fois comme photographe de mode, l’envoyant à Paris suivre les collections haute-couture, ce qui ne l’amusait pas vraiment. Comme les défilés l’ennuient, il se réfugie au 85 rue de Vaugirard à Paris, au sixième et dernier étage de l’Ecole nationale Louis-Lumière, sous une verrière exposée plein nord comme tout atelier de peintre. Il utilise comme fond un vieux rideau de théâtre qu’il emmènera ensuite partout avec lui. Le premier avril 1950, dans un numéro de Vogue intitulé «The Black and White», le photographe-peintre fait la couverture avec un portrait noir et blanc de Jean Patchett en chapeau, gants et voilette (il n’y avait pas eu de couverture noir et blanc depuis 1932).
Révolution graphique en noir et blanc, car ces photos de mode, généralement frontales, sont de vrais portraits, et s’attachent souvent à des détails – un tombé, un geste de la main, une silhouette de dos – qui en font, à nouveau, des tableaux, et consacrent le règne du noir et blanc pour la mode, que ce soit pour Dior, Balenciaga, ou Rochas. Un de ses modèles-mannequins favoris est Lisa Fonssagrives, une ancienne danseuse qui l’accompagne depuis New York, et leur complicité éclate dans d’étonnants clichés. Ils se marieront civilement le 27 septembre 1950.

Tout comme les salles du début nous ont montré son attachement à la fois pour les natures mortes les plus raffinées et les singularités de la rue les plus brutes, Irving Penn va enfin réaliser son projet sur «Les petits métiers», qu’il poursuivra ensuite à Londres et New York et deviendra la série la plus abondante de sa carrière. De la même manière qu’il convoque, devant son vieux tapis, les mannequins les plus sophistiqués, il va convoquer facteur, boucher, boulangers, ouvriers du luxe parisiens et autres en «costume de travail», généralement gouailleurs, mais parfois très sérieux, comme ces deux pâtissiers fraternels. Et que du noir et blanc, les plus belles des couleurs.

Nous voilà arrivés à la salle des «Portraits classiques», celle où Capote arbore son masque de mort, celle où l’on voit Marlene Dietrich saisie en 1948 de dos, telle une inconnue qu’on reconnaît à peine, celle d’Audrey Hepburn au sourire adorable, celle de Cocteau désarticulé ou de Francis Bacon aussi terrifiant que ses toiles, celle de Colette déjà embaumée par sa renommée. D’autres encore. Soudain, je suis tombée en arrêt devant une photo (ci-contre) où j’ai tout de suite reconnu au premier plan Warren Beatty, de profil, sourire inquiétant, cigare à la bouche, très  sixties», puisque nous sommes à New York en 1968. Derrière lui, se tient Arthur Penn. Mais bien sûr ! Arthur Penn ! L’auteur de «Bonnie and Clyde» et de «Little Big Man» avec Dustin Hoffman ! C’est le petit frère d’Irving Penn !

Puisque tous les peintres en font, je dis bien les peintres, quelques nus suivront, puis toujours photographiées dans un lieu fermé, au besoin une tente qu’il transporte ça et là, des peuplades lointaines, parfois très lointaines, dans le goût de Cuzco, puis des mégots de cigarettes (toujours ce goût du trivial magnifié) ressemblant à des sculptures, puis quelques natures mortes tardives de fleurs en couleurs, pour une fois, et pour finir «Quelques moments du passé», dernière salle dans laquelle Tom Wolfe, l’auteur du «Bûcher des Vanités», nous toise de toute son ironie.

La dernière photo, le dernier tableau, datant de 2007, représente une cafetière. Tout simplement. Une cafetière newyorkaise à trois étages. Toujours le noir et blanc. Toujours la nuance de gris infiniment travaillés, dramatisés ici par la lumière qui semble couper l’objet en deux. Tous les tirages de l’exposition sont de la main d’Irving Penn.

Lise Bloch-Morhange

Boucher Londonien façon Irving Penn

Exposition du centenaire Irving Penn au Grand Palais, 21 septembre 2017-29 janvier 2018

 

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2 réponses à Irving Penn (1917-2009) au Grand Palais

  1. solange dit :

    Cet excellent article donne envie d’aller voir cette exposition . Merci madame Bloch-Morhange

  2. Marie-Hélène Fauveau/ de serres dit :

    Bel article merci Lise

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