Actuel ou le passé recomposé

Jean-François Bizot ayant expiré voilà 10 ans un 8 septembre, il ne pouvait y avoir de moment plus opportun pour publier « l’aventure d’Actuel » telle que Patrice van Eersel l’a « vécue ». Les paléontologistes de l’histoire des journaux imprimés avec de l’encre et du papier se souviennent que dans les années soixante-dix avant-même la naissance de notre Président de la république c’est tout dire, sont sortis des limbes de l’ordinaire deux titres de presse qui devaient faire date: Libération et Actuel. Patrice van Eersel a fait ses débuts héroïques de journaliste dans le premier et persévéré dans le second sous la houlette de Bizot. Il prévient d’emblée qu’il a tout restitué de mémoire ce qui prouve, sur près de cinq cents pages, qu’il en avait dans le magasin.

Sa plume file à toute vitesse, transposant dans l’urgence un vécu qui forcément s’effiloche. Nous voici sur les traces du jeune matheux qu’il était, débarqué du Maroc à la recherche d’une situation dans un Paris non encore ébranlé par les secousses de mai 68. De fil en aiguille donc et de copains en copains, le voilà qui se retrouve dans le maquis gaucho, le creuset enfumé, la communauté vaguement anar, la soupe quantique originelle, dont devait sortir Libération. Il y fréquente tout un tas de gens dont la plupart se feront un nom par la suite. L’époque est encore aux machines à écrire et de surcroît il faut apprendre à écrire.

Mais très vite il change de crémerie et rejoint une communauté des plus improbables dont le chef de file s’appelle Jean-François Bizot. Dire qu’il avait les cheveux longs n’en fait pas une fiche signalétique utile puisque dans ces années-là tout le monde avait les cheveux longs, une barbe et parfois des lunettes rondes en acier. Patrice van Eersel évoque cet encore très jeune homme héritier d’un empire textile. Bizot est riche et il a plein d’idées. Il a décidé de consacrer les intérêts de son vaste capital à une aventure de presse libertaire. Le titre du journal qui connaîtra un vif succès dans le monde des marginaux épris de vie en communauté, a été racheté. L’auteur nous embarque dans un maelström de personnalités loufoques et dans les turbulences de la création d’un titre qui devait réussir ô combien, à se démarquer du tout venant réac que l’on trouvait alors en kiosques. Avec sa prose abondante, débridée, Eersel ne nous épargne rien de ce monde rétrospectivement jouissif où toutes sortes de drogues étaient consommées afin d’entretenir un brainstorming permanent et halluciné dans un hôtel particulier du Val de Marne. Son stylo est comme un voilier stimulé par un spinnaker et, comme le vent ne manque pas, le lecteur se voit le passager consentant d’une croisière des plus revigorantes.

Aspect du livre

Jean-François Bizot envoyait ses journalistes aux quatre coins du monde. Cachés dans son sac bandoulière US, nous suivons Patrice Eersel en Afrique à la recherche du musicien Fela avec l’impression d’avoir fumé un joint avant et pendant, tandis que plus tard il nous fait faire la connaissance d’un certain Jacques Mayol, un apnéiste encore inconnu qui devait faire la trame du « Grand bleu » le film de Luc Besson. Quand il file l’anecdote c’est aussi pour nous retrouver rue de Bièvres chez François Mitterrand. Le président fraîchement élu propose à Bizot de devenir le patron du Matin de Paris, le nouveau quotidien de gauche. Mais Bizot refuse avec désinvolture et revient de l’entretien en précisant drôlement que lorsque Mitterrand parle, il vaut mieux le regarder avec attention et éviter de se lever pour faire des pas dans la pièce.

L’intérêt de ce livre est multiple. À sa lecture d’abord, l’on n’y croise que des humains soucieux de s’affranchir des normes, amateurs de fêtes et affamés d’aventures. Cela nous distrait des cadres et des coachs qui nous saturent. Et on y fait aussi la connaissance de ce Bizot qui avait fait du principe d’expérimentation le moteur de sa vie tout en ayant le talent de dénicher des gens dont il savait faire sortir de la matière nouvelle. En nous offrant la projection écrite de ce film insolite, Van Eersel ne pouvait pas lui rendre meilleur hommage.

PHB

 

« L’aventure d’Actuel telle que je l’ai vécue ». Patrice van Eersel Albin Michel 22,90 euros

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3 réponses à Actuel ou le passé recomposé

  1. Bizot était peut-être riche, mais il n’en recevait pas moins des subventions de l’Etat.
    Très français!

  2. Très envie de lire ce livre pour renouer avec mes premiers émois-ados libertaires!
    Qu’est ce qu’une bandoulière US?

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