Gabriële et Francis

Peut-être que « Caoutchouc » est la première œuvre abstraite de l’histoire de l’art mais ce qu’il y a de sûr c’est qu’une femme se cache derrière cette réalisation de Francis Picabia. Selon les deux auteurs de la biographie de Gabriële Buffet-Picabia, cette peinture est le « fruit de la pensée musicienne de sa femme ». Nous sommes en 1909. Jusque-là, la production de Francis Picabia abondait en peintures néo-impressionnistes. Sa rencontre avec Gabriële, muse, amante, partenaire artistique et accompagnatrice intellectuelle, aura tout changé.

Anne et Claire Berest sont les arrières petites filles de Gabriële. Afin de dresser le portrait de leur aïeule, de narrer un parcours ô combien original au terme d’une longue enquête quelque peu romancée, elles se sont partagé les tâches. L’une écrivait un chapitre et passait le relais à l’autre, laquelle avait toute liberté de corriger les lignes précédentes.

Le seul hiatus de cette biographie plaisante, est la photo des auteurs qui figure en couverture. Il est vrai que par effet de descendance elles en sont un peu le sujet de l’ouvrage et même le complément d’objet indirect, mais les photos de Gabriële, que l’on découvre au hasard des pages, ne manquaient pourtant pas. Le libraire auprès duquel ce livre a été acheté, assure que la mise en avant de l’auteur correspond à une tendance générale.

Longuement, par étapes qui ne sont pas forcément chronologiques, les deux sœurs nous transportent dans ce monde parisien extraordinaire qui vit naître l’art moderne avec leur lointaine parente comme sage-femme et fil directeur. Le gros bénéfice de ce livre tient beaucoup à la découverte de cette personne hors-normes qui fut un temps la collaboratrice des Soirées de Paris mais qui aida surtout dans des proportions considérables à l’avènement d’artistes importants comme son mari ou Marcel Duchamp et qui fut en outre l’amie de Guillaume Apollinaire. Elle n’est pas complètement une inconnue pour les lecteurs actuels des Soirées de Paris puisque c’est elle qui accueillit dans sa maison d’Etival (Jura), un jour de l’automne 1912, Francis Picabia, Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire, débarqués à l’improviste dans une voiture de sport.

Un trait que l’on peut retenir de cette femme cérébrale, émancipée, moderne et visionnaire est que l’importance de son rôle dans l’art moderne incluant musique et poésie fut inversement proportionnelle à ce que l’histoire a pu retenir de son implication. Elle s’engageait autant qu’elle savait s’effacer et c’est le mérite insigne de ce livre affectueux que de procéder au rétablissement d’une certaine vérité. Les témoins vivants de cette femme morte en 1985 à l’âge de 104 ans se font rares mais ils en existent encore de tout à fait précieux dans une bien jolie maison justement située parmi les lacs et reliefs d’Etival. Pour le reste il y a les correspondances, les articles de journaux, les nombreux écrits relatifs à ces vedettes de l’art moderne et dans lesquels il a été puisé.

Il est dans ces pages bien question de Gabriële et Francis tellement l’une n’allait pas sans l’autre. Ils formaient un attelage presque incassable. Francis Picabia apparaît sous les traits d’un homme dont l’exubérance pouvait s’expliquer en partie par les épisodes maniaco-dépressifs qu’il traversait trop souvent. Et c’est bien Gabriële qui en l’occurrence assumait admirablement la fonction de maître nageur sauveteur en plus d’être son coach intellectuel et plus simplement, parmi toutes ses maîtresses, la femme de sa vie. Le livre raconte comment un jour elle a eu l’intuition salvatrice qui le sortira d’un creux dépressif. Alors que les artistes parisiens qui avaient prêté leurs œuvres pour l’historique exposition d’art moderne à New-York en 1913,  l’Armory-Show où plus de mille toiles avaient été rassemblées, alors que ces artistes donc n’avaient pas jugé utile de faire le déplacement, elle avait pris deux billets en cabine de troisième classe à la grande honte de son compagnon. Mais à New York, toute la presse les attendait et il en résulta pour Francis une inespérée restauration de lui-même. Elle possédait ce don littéralement vital.

Avec un talent certain, mêlant au récit de très nombreuses anecdotes, Anne et Claire Berest dépeignent un couple qui fuyait toute espèce de monotonie, ne s’épanouissant que dans le fracas des fêtes et l’orgie cérébrale qui prévalait globalement dans l’art moderne. Parmi les anecdotes qui étonneront on peut citer ce séjour en Espagne alors que les canons de la première guerre mondiale tonnaient en France. Il y avait là Marie Laurencin, ex-compagne d’Apollinaire, réfugiée de l’autre côté des Pyrénées avec son mari allemand. Lequel ne couchait plus avec elle car il considérait que ce n’était pas possible avec le « membre de la famille » qu’elle était devenue. Qu’à cela ne tienne, l’insatiable Francis prodiguera à Marie les étreintes dont elle était privée. Par la suite il fera le portrait de cette amante sous la forme d’un ventilateur, initiative qui fera dire en substance à Gabriële que son mari  avait besoin de « fraîcheur ». Cérébrale certes, mais drôle.

Gabriële Buffet-Picabia. © Bailly-Cowell

C’est une femme en tout point extraordinaire qui préfère se baigner nue sur la plage de Cassis plutôt que d’enfiler la robe de bain de rigueur. Et qui doit aussi composer avec l’amour que lui voue Marcel Duchamp. Du reste il est dans ce livre fréquemment question de liaisons à trois et l’on y apprend parmi mille choses, que d’un carnet de comptes rendus sexuels très crus autant que codés de la plume d’une tierce partie, découlera un jour le scénario d’une histoire bien connue sous le titre de « Jules et Jim ».

L’un des intérêts de cette épopée biographique est l’empathie dont font preuve les deux auteurs à l’égard de cette femme qui n’avait pas froid aux yeux, n’hésitant pas à se faire la passagère du pilote Henri Farman aux commandes d’un coucou improbable ou à rejoindre durant la seconde guerre mondiale un réseau de résistance. Leur plume trace un sillon attendu depuis longtemps faisant réapparaître un personnage qui méritait cette exhumation. La liberté, la passion, l’ambition créatrice, l’amitié, l’amour, tout ce qui donne de l’éclat à la vie enfin, confère à cet ouvrage une densité littéraire et historique appréciable.

PHB

« Gabriële » par Anne et Claire Berest. Chez Stock, 21,50 euros

 

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